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06 2006

Le langage des choses

Traduit par Pierre Rusch

Hito Steyerl

"À qui se communique la lampe? À qui la montagne? À qui le renard?"
Walter Benjamin


Et si les choses pouvaient parler? Que nous diraient-elles?
Ou bien parlent-elles déjà, est-ce seulement que nous ne les entendons pas? Et qui les traduira?


Demandez à Walter Benjamin. Il posait ces questions bizarres dès 1916 dans un texte intitulé: "Sur le langage en général et sur le langage humain". De tous les textes singuliers de Benjamin, celui-ci est assurément le plus singulier. Il y développe l’idée d’un langage des choses. Selon Benjamin, le langage des choses est muet, il est magique et passe par la "communauté matérielle". Nous devons donc supposer qu’il existe un langage des pierres, des poêles à frire et des boites en carton. Les lampes parlent, comme si elles étaient habitées par des esprits. Les montagnes et les renards discourent. Les immeubles bavardent. Les tableaux papotent. Il existe même, si l’on veut, outre le langage transmis par le téléphone, un langage du téléphone lui-même. À en croire la conclusion triomphante de Benjamin, le responsable de cette muette cacophonie n’est nul autre que Dieu en personne.

Mais, pourriez-vous demander, à quoi tend cette fable excentrique? Disons: à la traduction. Car le langage des choses doit naturellement être traduit pour devenir intelligible à ceux d’entre nous qui restent sourds à son éclat silencieux. Mais l’idée que Benjamin se fait de la traduction est totalement différente des autres conceptions que nous connaissons. Depuis les théories les plus banales jusqu’aux plus sophistiquées, en effet, un point semble aller de soi: la traduction a lieu entre différentes langues humaines, ou entre les cultures qu’elles sont censées nourrir. Les langues sont envisagées ici comme l’expression de différentes cultures et nations. Cette combinaison est inconsidérément identifiée à la dimension politique de la traduction, voire de la langue comme telle. À cet égard, la théorie habituelle de la traduction trempe d’emblée dans la pratique politique et les stratégies gouvernementales.

Mais Benjamin — du moins dans le texte dont nous parlons ici — ignore hardiment cet aspect manifeste et peut-être banal de la traduction. Ainsi naît une tout autre conception d’une politique de la traduction. Au lieu de s’intéresser aux langues nationales, qui ne sont mentionnées qu’en passant, Benjamin se concentre sur ce que j’appellerais les langages de la pratique: le langage du droit, des technologies, de l’art, le langage de la musique et de la sculpture. Plus important encore: la traduction n’a pas lieu prioritairement entre ces langages, mais à l’intérieur de ceux-ci — c’est-à-dire à la base du langage lui-même. Quelques modifications essentielles sont ainsi apportées à la théorie traditionnelle de la traduction: premièrement, le langage n’est pas défini par une origine commune, une provenance ou une nation, mais par une pratique commune. Deuxièmement, la traduction a lieu d’abord à l’intérieur d’un langage, non pas entre différents langages. Et troisièmement, la traduction a trait à la relation entre le langage humain et le langage des choses.

Dans la mesure où Benjamin était parfaitement familier des théories romantiques de la traduction, qui débouchaient sur des notions comme l’ "Esprit du peuple", son omission volontaire doit être lue comme une prise de position politique plus qu’audacieuse. C’est une criante fin de non-recevoir à l’adresse des approches culturalistes. Sa vision de la traduction prend pour points de référence, au lieu des nations et des cultures, la matière et Dieu. Et cette conception théologico-matérielle déplace radicalement la définition d’une politique de la traduction. Elle ne papillonne plus autour de concepts organiques comme la communauté et la culture. Elle situe carrément la traduction au cœur d’une question plus générale: quelle est la relation des hommes avec le monde?

Au lieu d’une politique de l’origine et du contenu, centrée par exemple sur l’État-nation, la culture, l’Esprit du peuple et la langue nationale, Benjamin plaide pour une politique de la forme. Et cette forme décide de la politique de la langue comme telle.


Potestas et potentia.

Mais quels sont précisément les processus politiques mis en œuvre dans ce type de traduction? Voyons cela de plus près. La traduction fait communiquer deux langages. Le langage des choses est productif en lui-même — parce qu’il recueille, selon Benjamin, les vestiges du Verbe par lequel Dieu créa le monde. De l’autre côté se tient le langage humain, qui soit essaye de recevoir, de renforcer et de donner forme sonore au langage des chose en les nommant, soit classe, catégorise, fixe et identifie ses éléments à l’aide de cet autre langage que Benjamin appelle le langage du jugement.

Si nous voulions projeter cette opposition sur des débats plus contemporains, nous pourrions dire que la traduction a lieu entre ces sphères distinctes que l’on désigne comme le pouvoir et la domination — ou d’une manière plus pompeuse, comme potentia et potestas. Face au langage des choses, chargé de potentiel créateur, le langage humain peut soit renforcer celui-ci, soit devenir un instrument de domination. C’est pourquoi la traduction s’effectue aussi bien sur le mode de la création que sur le mode de la violence, et le plus souvent mêle les deux.

C’est pourquoi les formes que revêt la politique sont celles dans lesquelles s’effectue la traduction entre le langage des choses et celui des hommes. Dans le pire des cas, cette relation prend l’allure d’une dictature épistémologique. La catastrophe de Babel se produisit parce que les hommes avaient voulu se rendre maîtres des choses et se fermèrent à leur message. Recommencer à leur prêter l’oreille, ce serait faire le premier pas en direction d’une langue à venir qui ne serait plus enracinée dans l’hypocrite hypothèse de l’unité du genre humain, mais se fonderait dans une communauté matérielle beaucoup plus large. Alors la traduction, loin de réduire au silence le langage des choses, accroîtrait son potentiel de transformation.

Il est maintenant clair que la traduction ainsi comprise présente un caractère hautement politique, parce qu’elle vise directement les rapports de pouvoir dans la formation du langage. Elle concerne la relation des hommes avec l’ensemble du monde. Elle concerne la naissance des pratiques et des langages correspondants. De la sorte, Benjamin met la traduction en relation directe avec le pouvoir — au point de vue de la forme, non du contenu. La forme spécifique de la traduction décidera si et comment le langage des choses se trouve soumis, avec les énergies et les forces productives qui les habitent, aux catégories de savoir/pouvoir des formes humaines de gouvernement. Elle décidera si le langage humain produit des sujets dominants et des objets dominés, ou s’il s’accorde aux énergies du monde matériel.

Tout cela peut sembler encore extrêmement éloigné de la pratique, mais il n’en est rien. On pourrait même dire qu’une grande partie de la pratique humaine est constamment prise dans ce processus de traduction — même si celui-ci est constamment nié, comme le soutient Bruno Latour. Permettez-moi de présenter un exemple très clair d’un tel processus de traduction du langage des choses en langage humain. Il s’agit du film documentaire.


La forme documentaire comme traduction

Une image documentaire, de toute évidence, traduit le langage des choses en langage humain. D’un côté, elle est ancrée dans la sphère de la réalité matérielle. Mais elle participe aussi du langage humain, en particulier du langage du jugement, qui objective la chose montrée, établit sa signification et construit des catégories stables du savoir pour la comprendre. Elle est mi-visuelle, mi-sonore, à la fois réceptive et productive, elle prend part à l’échange des choses, mais gèle aussi les relations entre elles dans des plans fixes visuels et conceptuels. Les choses s’articulent dans la forme documentaire — mais la forme documentaire articule aussi les choses.

On ne voit pas moins clairement comment fonctionne la politique benjaminienne de la traduction relativement à l’image documentaire. Dans l’expression documentaire, les choses peuvent être traitées comme des objets, comme des preuves de projets humains, elles peuvent être soumises au langage du jugement et ainsi réduites au silence. J’ai utilisé ailleurs le terme de "documentalité" pour désigner la manière dont les documents exercent un pouvoir et participent à la production du savoir/pouvoir.1 Mais d’un autre côté, les forces qui organisent les rapports entre les choses peuvent aussi être combinées en vue de leur transformation. La forme documentaire peut aussi se laisser séduire, voire subjuguer par le langage des choses, bien que ce ne soit pas nécessairement une bonne idée, comme nous le verrons. Mais fondamentalement, c’est de cette manière que s’articule la relation entre potentia et potestas dans la forme documentaire. C’est la relation entre la productivité et la vérification, entre le non-signifiant et le signifiant, entre la réalité matérielle et son interprétation idéaliste.

Permettez-moi de préciser un point: s’accorder au langage des choses, ce n’est pas faire de celles-ci des copies réalistes. Il ne s’agit nullement de représentation, il s’agit de présenter ce que les choses ont à dire, c’est-à-dire de les mettre au présent. Ce n’est pas là une question de réalisme, plutôt d’un certain relationalisme — c’est une question de présentation et donc aussi de transformation des relations sociales, historiques et matérielles qui font que les choses sont ce qu’elles sont. Et si nous nous plaçons à ce point de vue de la présentation, plutôt que de la représentation, nous laissons aussi derrière nous les interminables débats qui ont mené dans l’impasse non seulement la théorie du documentaire, mais aussi la théorie politique.


Le pouvoir des choses.

Mais pourquoi, pourriez-vous demander, Benjamin est-il si entiché du langage des choses? Pourquoi ce que les choses ont à dire doit-il être si intéressant? Laissons de côté la réponse que Benjamin lui-même apporte à cette question: que le Verbe de Dieu transparaît dans la magie muette des choses. Ces tournures poétiques ne sont peut-être que le travestissement d’une sorte d’embarras grandiloquent de Benjamin.

Pensons plutôt au rôle décisif que les objets matériels jouent dans la pensée ultérieure de Benjamin, lorsqu’il entreprend de déchiffrer la modernité à travers la traînée de déchets qu’elle laisse derrière elle. Des objets modestes, mis au rebut, se transforment en hiéroglyphes dont le prisme obscur montre les rapports sociaux gelés à l’état fragmentaire. Benjamin y voit des points nodaux où les tensions d’un moment historique donné se déchargent en un éclair de la connaissance ou bien se tordent grotesquement sous la forme de marchandises fétiches. Dans cette perspective, une chose n’est jamais seulement quelque chose, elle est un fossile dans lequel un rapport de forces se trouve pétrifié. Selon Benjamin, les choses ne sont pas de simples objets inanimés, des enveloppes remplies d’une matière inerte ou des objets passifs qui se tiennent à la disposition du regard documentaire. Elles sont constituées de rapports de forces, de puissances cachées, qui communiquent ou s’opposent entre elles. Cette conception, d’un côté, confine à la pensée magique, pour laquelle les choses sont dotées de pouvoirs suprasensibles, mais elle s’inscrit par ailleurs dans une approche matérialiste classique. Marx aussi voyait dans la marchandise non pas un simple objet, mais une cristallisation de la force de travail et des rapports sociaux de l’homme. Ainsi, des objets de toute sorte peuvent être interprétés comme des condensations de désirs, d’intensités, de souhaits et de rapports de pouvoir.

Un langage à tel point chargé de l’énergie des choses peut finalement dépasser le stade de la description et devenir créatif. Il est également capable de modifier les rapports existants, il actualise le présent.2 L’image documentaire participe du langage des choses pour autant qu’elle parvient à intégrer et à transmettre ces forces tendues vers le changement.

Si Benjamin semble appeler un tel événement, il prévoit aussi un aspect négatif de sa réalisation, qu’il appelle l’ "invocation3". À côté de la magie créatrice des choses, débordante d’invention et de puissance, il en existe aussi une autre, chargée des pouvoirs du tabou, de l’illusion et du fétiche. L’invocation capte les forces des choses sans les réfléchir, ou comme dit Benjamin: sans les interrompre par l’inexpressif4. De ces forces chaotiques non médiatisées et non interrompues se nourrit non seulement la réification capitaliste, mais aussi le ressentiment général. Pour en revenir à la forme documentaire: la propagande, le relativisme et le révisionnisme sont autant d’exemples qui montrent comment l’invocation — c’est-à-dire la créativité sans interruption réflexive — fonctionne dans la forme documentaire. Ils s’associent aux forces du ressentiment, de l’hystérie, de la peur et de l’intérêt individuel, qui toutes représentent de puissants désirs non médiatisés. Mais ils le font pour ainsi dire sans la traduction appropriée, et contaminent ainsi tous les genres de communication par leur torsion pernicieuse.


La sphère publique sans caractère public.

Nous avons examiné différentes manières dont une politique interne de la traduction influence la forme documentaire. Quelle relation les humains entretiennent-ils avec les choses? Que signifie la créativité de ce point de vue? Et pourquoi celle-ci n’est-elle pas toujours profitable, s’agissant de la forme documentaire? Mais il existe aussi un aspect externe sous lequel celle-ci peut être envisagée comme une traduction: en tant qu’elle fournit l’exemple d’une langue transnationale. Car si la forme documentaire est basée sur la traduction, elle va aussi, à certains égards, au-delà de la traduction. Ses formes narratives standardisées sont reconnues dans le monde entier, indépendamment des différences nationales ou culturelles. Parce qu’elles restent si proches de la réalité matérielle, elles sont compréhensibles partout où cette réalité a cours.

Cet aspect a été reconnu dès les années 20, lorsque Dziga Vertov célébrait avec euphorie les qualités de la forme documentaire. Dans le prologue de L’Homme à la caméra, le cinéaste déclare que certaines formes documentaires sont capables d’organiser les faits visibles dans une langue absolue, véritablement internationale, qui doit établir un "lien optique" entre les travailleurs du monde entier.5 Vertov rêve d’un idiome visuel communiste, dans lequel les faits filmiques ne contribueront pas seulement à instaurer une entente universelle, mais aussi à organiser le public auquel il s’adresse. Cette langue ira au-delà de la simple transmission d’informations, elle intégrera les individus dans un circuit d’énergies universel, qui traversera tout leur système nerveux. Vertov semble vouloir brancher directement le public sur le langage des choses mêmes, sur la bouillonnante symphonie de la matière.

En un sens, le rêve socialiste de Vertov s’est réalisé aujourd’hui, même si ce n’est que sous la forme d’un capitalisme mondial de l’information. Un jargon documentaire de "faits visibles" internationalement compréhensibles relie les hommes à travers le monde, grâce à des réseaux médiatiques planétaires. Les émissions d’information, avec leur économie de l’attention fondée sur la peur des catastrophes, sur le temps accéléré de la production flexible et sur l’hystérie, ont développé un langage standardisé aussi souple et pathétique, aussi direct et nerveusement excitant que Vertov pouvait le rêver. Ce langage crée des publics planétaires, dont les membres sont reliés d’une manière presque physique et qui réagissent à l’unisson des bouffées de peur ou de curiosité qui gagnent le monde. Dans cette mesure, la forme documentaire est aujourd’hui plus puissante que jamais, précisément parce qu’elle invoque les aspects les plus spectaculaires du langage des choses et renforce leur pouvoir. À ce propos, je voudrais revenir sur la mise en garde formulée plus haut: capter le langage des choses n’est pas forcément une bonne idée, et son potentiel n’est pas toujours un potentiel d’émancipation. Les courants a-signifiants d’information condensée traduisent sans interruption ni réflexion. Ses formes ignorent complètement la diversité des multiples langages des choses. Elles ne sont certes pas spécifiques aux différentes cultures, mais elles ne s’intéressent pas non plus d’une manière spécifique aux diverses réalités et pratiques matérielles: elles se contentent de traduire les besoins des machines médiatiques privées et nationales.

Cette forme de traduction documentaire possède-t-elle un autre potentiel politique que celui de la propagande et du product placement? À cette question il faut répondre par l’affirmative, et nous voilà revenus à notre point de départ. La forme documentaire n’est ni une langue nationale, ni une forme spécifique à une culture. C’est pourquoi elle peut servir de support à des publics non nationaux, et donc constituer le germe d’un espace politique par-delà des formations culturelles ou nationales. Mais pour l’instant, cette sphère est totalement contrôlée par la dynamique d’une privatisation générale. Elle est, comme Paolo Virno l’a soutenu récemment, une sphère publique sans caractère public.

Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Les productions documentaires expérimentales nous montrent qu’il est possible d’établir d’autres relations avec les choses et avec les conditions sociales dans lesquelles nous les abordons. La raison en est très simple. L’importance croissante du docujargon planétaire trouve sa base matérielle dans le capitalisme de l’information, caractérisé par la numérisation et la flexibilité. Et toute forme documentaire qui articule vraiment le langage de cette situation, doit articuler précisément ces conditions, c’est-à-dire les conditions de la production symbolique précaire. Les nouvelles formes de production documentaire sur micro-ordinateurs et les techniques non-conventionnelles de diffusion peuvent être comprises comme des modes d’articulation où se dessinent les contours de nouvelles formes de composition sociale. Cette forme de production des images repose largement sur la technologie numérique, et tend par conséquent à fusionner avec d’autres domaines de la production symbolique de masse. Ils représentent pour ainsi dire l’empreinte négative d’un espace public à venir, qui doit être développé pour pouvoir fonctionner. Une telle sphère publique s’est débarrassée des liens qui la rattachaient aux mythologies nationales et locales, elle se caractérise par des formes précaires et souvent transnationales de travail et de production. L’articulation politique ou la composition sociale de ces groupes souvent dispersés et profondément hétérogènes s’annoncent dans les montages et les constellations complexes des formes expérimentales contemporaines.

Encore une fois: leur politique n’est pas déterminée par le contenu, mais par la forme. Lorsqu’elles se contentent d’imiter les stéréotypes affectifs produits par les grandes machines privées et nationales, elles en reprennent aussi, jusqu’à un certain point, la politique. Benjamin aurait pu dire: leurs manières de traduire sont à la fois trop immédiates et pas assez immédiates. C’est seulement quand les formes documentaires articuleront les incongruités, les inégalités, les brusques changements d’allure, la désarticulation et les rythmes étourdissants, le déracinement et les pulsations arythmiques du temps, quand elles bloqueront la poussée vitale de la matière et la mortifieront par l’inexpressivité, c’est seulement alors qu’elles s’accorderont à la communauté matérielle d’aujourd’hui. C’est seulement quand cette forme de traduction aura abouti que l’expression documentaire réfléchira et renforcera le langage de ces choses transportées en un clin d’œil d’un bout à l’autre de la planète pour alimenter l’incessante consommation de marchandises, ou au contraire être mises au rebut comme des vieilleries inutiles. Et la réflexion sur les conditions de production dans lesquelles s’effectue la traduction documentaire pourrait alors donner naissance à de nouvelles formes de vie publique.

Tout cela, bien entendu, ne se rapporte pas seulement aux formes documentaires, mais aussi à d’autres langages de la pratique. On pourrait appliquer un argument semblable à l’organisation des espaces artistiques, qui transforme le langage des choses en relationalités esthétiques. Nous avons vu dans les dernières décennies comment le fétiche de l’œuvre d’art a été déconstruit et ramené à des relations humaines, sociales ou autres. Mais en ce domaine aussi la prudence est de mise, car il ne suffit pas de représenter simplement ces relations dans le champ artistique. Traduire le langage des choses, ça ne consiste pas à éliminer des objets pour leur substituer le fétiche de nouvelles entités collectives. Il s’agit plutôt d’inventer des articulations inattendues, qui ne représentent pas tant des formes de vie précaires, qu’elles ne présentent des articulations précaires, risquées, à la fois audacieuses et présomptueuses, des objets et de leurs relations, qui pourraient fournir les modèles de futures liaisons.

Ce que le projet benjaminien peut nous dire, c’est que la traduction est encore une question hautement politique, dès lors que nous la rapportons littéralement à la pratique. Mais nous devons pour cela déplacer notre attention du contenu à la forme. Nous devons nous recentrer des langues de l’origine aux langages de la pratique. Nous devons cesser d’attendre qu’elle nous raconte quelque chose sur l’essence: c’est du changement qu’elle nous parle. Et nous devons nous rappeler que la pratique de la traduction n’a de sens que si elle produit ces autres formes de liaison, de communication et de mise en relation dont nous avons besoin — au lieu de proposer de nouvelles manières de renouveler la culture et la nation.

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2 Christopher Bracken, The Language of Things: Walter Benjamin's Primitive Thought, Semiotica 138-1/4, 2002, p. 338.

3 W. Benjamin, "Les Affinités électives de Goethe", dans Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Gallimard, Folio, 2000, t. I, p. 362.

4 Ibid, p. 363.

5 L’Homme à la caméra, Ciné-vérité et Radio-vérité.

Hito Steyerl

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