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11 2006

Cultégration et enferfrontièrement: Les nouvelles frontières de la démocratie dans l’Union Européenne

Traduit par Pierre Rusch

Yann Moulier Boutang

Dans la première partie de mes remarques je montrerai l’importance de la question de la migration et comment, dans la mesure où les frontières de l’Union Européenne déterminent largement sa nature, cette question s’est déplacée d’un plan économique et politique vers une justification culturelle plus large. En surfant sur la vague des sentiments nativistes et néopopulistes, ce type de justification nourrit la mise en oeuvre de nouveaux principes qui sont très dangereux à la fois pour la démocratie imparfaite que nous connaissons actuellement et pour toute perspective de démocratie radicale. Dans une seconde partie, j’expliquerai quel lien structurel s’établit entre le régime des frontières extérieures de l’Union (la frontière flexible de l’Europe) et la constitution interne de la force de travail. La culturisation de la politique d’immigration (la culitique et la polture) est étroitement liée à l’enferfrontièrement[1]. Cette conjonction produit ce que j’appelle la cultégration, elle-même associée au régime de semi-esclavage (salariat bridé[2]) qui contrôle de facto les résidents permanents, les nouveaux arrivants et les minorités, ainsi qu’une grande partie de leurs descendants. La frontière intérieure est la cause réelle de la ligne mouvante de la fontière extérieure.

 
1° Du traitement économique de la question de l’immigration à la culturisation des frontières

L’Europe applique depuis 1974 une politique extrêmement restrictive en matière d’immigration, bien que les chiffres soient à peu près comparables à ceux des États-Unis pour la période 1975 -1990 (d’un million à un million et demi d’arrivants par an); comme aux USA, ce mouvement a connu ensuite une accélération entre 1995 et 2005. Selon la catégorie de personnes concernées par les expulsions, divers motifs ont été invoqués. On peut distinguer trois types de justification du contrôle restrictif de l’Entrée Principale (par opposition à l’Entrée de service).

 La fermeture des frontières européennes à l’entrée de nouveaux travailleurs permanents s’appuyait sur des motifs essentiellement d’ordre économique. Le niveau de chômage des nationaux ou des résidents était déjà si élevé (entre 8 et 12% de la population active au niveau global, beaucoup plus à un niveau local) qu’aucune immigration supplémentaire, disait-on, n’était concevable. Cet argument fut presque immédiatement contredit par l’apparition de fortes tensions dans certains secteurs du marché du travail (services, agriculture, tourisme — premier secteur d’activité de la Vieille Europe). Aussi, des exceptions significatives à la "fermeture" des frontières furent-elles "tolérées" dès les premiers signes de reprise économique (en Espagne et au Portugal dès 1986, en Allemagne en 1988, au Royaume-Uni dans les années 90, etc.). Les migrants sans papiers (étudiants restés sur place à l’issue de leurs études, touristes, familles regroupées, travailleurs saisonniers, déboutés du droit d’asile, clandestins véritables) sont devenus le symbole permanent et ordinaire d’un marché du travail de plus en plus segmenté. Néanmoins, tous les gouvernements des États membres de l’Union Européenne s’en sont tenus au "dogme" de la fermeture des frontières aux nouveaux travailleurs actifs[3], et ont renforcé leur lutte contre l’ "immigration illégale".

Bien entendu des contradictions aussi flagrantes entre les faits et la position officielle des institutions ont contribué à affaiblir ce mode de légitimation de la politique de restriction des flux migratoires, à faire surgir par la même occasion des vagues récurrentes de xénophobie et à porter les partis d’extrême droite à des niveaux significatifs (dont témoignent l’influence grandissante d’Enoch Powell sur le parti conservateur anglais ou les deux initiatives Schwarzenbach en Suisse, pour ne pas mentionner le Front National français, le Parti fasciste flamand, la Ligue du Nord en Italie ou le Parti de Haider en Autriche, ainsi que certains événements récents au Danemark; il semble que ce genre de sentiments xénophobes joue aussi un rôle dans la résurgence du nationalisme et des partis chauvins dans les anciens pays communistes d’Europe de l’Est). C’est peu dire que le populisme, le nativisme ne sont qu’une conséquence directe de cet incroyable "malgoverno" de la question de l’immigration. Cette forme particulière de non-gouvernement ou de dé-gouvernement se caractérise par le refus d’admettre la mobilité permanente et structurale des personnes et de la main d’œuvre dans un monde globalisé. De toute évidence, ce genre de dénégation et/ou d’hypocrisie chez les dirigeants politiques les plus cyniques ne peut être considéré naïvement comme une simple ignorance, qu’une information sérieuse et une meilleure expertise scientifique pourraient et devraient dissiper. Le déni de la présence et de l’importance de la population invisible de l’Union Européenne (les 14 ou 16 millions de personnes privées de droits politiques et civils dans ce qui constitue, avec l’Inde, la plus grande démocratie du monde) ne peut se comparer qu’au refus des planteurs du Sud des États-Unis d’admettre l’existence des esclaves et des affranchis pendant la période "Jim Crow", jusqu’à la promulgation des lois sur les droits civils en 1965.

Quoi qu’il en soit, la justification économique de la fermeture des frontières européennes fut sérieusement ébranlée par l’intensification de la mobilité, sous l’effet de la mondialisation chaotique menée en Afrique et dans le Moyen Orient, mais aussi sous la pression grandissante des employeurs (des petites entreprises plutôt que des grandes, lesquelles préfèrent délocaliser leur production) réclamant la réouverture des frontières. Au point que la question "technique" est plutôt de savoir comment réouvrir la frontière d’une manière assez sélective pour ne pas laisser les mouvements de main d’œuvre se développer d’une manière incontrôlée, avec toute les retombées politiques et civiques que comporterait nécessairement une telle évolution. Mais au moment même où l’on assistait à un déclin très net des tentatives de justifier la fermeture de façon économique, deux autres types de légitimation de la fermeture ont été mise en œuvre.

 
2° Le migrant comme le dernier sujet non-citoyen de la souveraineté de l’ancien État-nation

Le rapatriement, la détention et le déplacement de migrants sans-papiers (travailleurs actifs bientôt suivis par leur famille, enfants compris) ont pris de telles proportions (on compte 22 camps de détention sur le territoire de l’Union, avec des projets de camps délocalisés au-delà des frontières officielles, vers les marches de l’Empire européen, en Albanie et en Libye), que ces transferts ne peuvent plus être envisagés comme un phénomène marginal et temporaire. Ce genre d’exception permanente et structurelle s’appuie sur une réafffirmation politique de la souveraineté de l’État-nation, et va de pair avec une vision de l’Europe considérée comme une confédération d’États-nations (Accords de Schlengen) ou comme le vecteur d’une renaissance du principe de souveraineté face à la mondialisation. La politique déplorable des États-nations continue à se détériorer, à mesure qu’ils sont lentement mais sûrement dépossédés de leurs prérogatives dans le domaine financier, monétaire, budgétaire. En affichant une attitude "intraitable" — un des termes favoris des "petites phrases" des hommes politiques pour la galerie (le journal de vingt heures) —, les dirigeants démocratiques jouent délibérément sur la corde du nativisme et du souverainisme. Ils savent très bien que c’est de la pure nostalgie, et que le mariage de ces deux courants conduit à réaffirmer les valeurs les plus réactionnaires (sur la sexualité, le mariage, la discipline, la religion, l’éducation, la tolérance, etc.) Mais leur calcul est imparable tant qu’aucune correction n’a été introduite dans le système démocratique. Nous sommes confrontés à une situation qui n’est pas très différente de celle de l’Angleterre au XIXème siècle, avant les réformes de 1832 et 1860. En effet, exclure une partie significative de la population du droit de vote sur le plan national ne fausse pas seulement gravement des résultats électoraux qui se jouent sur le fil, cela crée aussi une tentation extrêmement perverse: la xénophobie ou les attaques contre certains groupes et certaines communautés peuvent, dans un système démocratique, vous rapporter des voix mais aussi vous en faire perdre[4]. Tant que de larges fractions d’immigrants et de nouveaux résidents resteront exclues du droit de vote, le nativisme européen sera inévitable et la xénophobie sera toujours gagnante. Aucun parti institutionnel n’a vraiment été capable de résister à cette tentation.

La réaffirmation de la souveraineté de l’État-nation a été défaite et finalement s’est révélée illusoire. Les Accords de Schengen, déjà, avaient entraîné d’importants transferts de compétences. L’Union Européenne a fait de l’immigration une question d’intérêt commun, relevant du principe de subsidiarité. Le résultat le plus appréciable (au niveau de son impact institutionnel) de la prise d’assaut de Ceuta et Mellila et du nouvel exode massif en cours est l’appel lancé par le premier ministre espagnol Zapatero pour la mise en place d’une coopération interétatique, par l’entremise de l’administration européenne, visant à maîtriser les vagues migratoires venues d’Afrique sub-saharienne (et abordant l’Europe par les Canaries espagnoles ou l’Italie). Ce qui conduirait à un traitement commu­nautaire et fédéral de la question de l’immigration: bon gré mal gré, les États-Nations en seront réduits à avaler le chapeau de leur souveraineté.

Mais sur le plan de la légitimation, l’espèce de Guantanamisation du traitement des nouveaux immigrants, les tentatives d’expulser les femmes et les enfants de travailleurs sans-papiers, toutes ces pratiques semblent de plus en plus difficiles à justifier, dans la mesure où l’opinion publique européenne — y compris les Britanniques — s’est montrée très réticente à soutenir toute restriction sérieuse des libertés démocratiques traditionnelles, même durant l’ "état de guerre" provoqué par les attentats de Madrid et de Londres. C’est sans doute pourquoi nous allons voir fléchir (mais malheureusement pas disparaître) l’argument souverainiste. Cela suffira-t-il pour mettre à l’ordre du jour une véritable démocratisation de l’Union européenne sur la question des frontières et du statut des immigrés? Je crains que non, pour deux raisons très différentes. La première est que la légitimation de la fermeture des frontières (fermeture sélective, en l’espèce) s’est déplacée sur le terrain de la culture. La seconde raison est que la nature de la frontière ne changera pas, tant que nous conserverons notre système d’infériorisation juridique et de discrimination de certaines catégories de main-d’œuvre, à travers le régime des travailleurs temporaires (contrats abusifs, limitation du droit de démission, restriction des droits civils et politiques). Ce sera la seconde partie de mes réflexions. Mais revenons au dernier avatar du discours de légitimation de la Forteresse Europe.

Après les justifications économique et politique, on a en effet recouru à une argumentation culturelle pour fermer l’Europe à toute nouvelle migration. Cette approche a pris la forme du néopopulisme (une sorte de nativisme européen), qui a toujours eu cours à l’extrême droite du spectre politique. Elle n’a pas tardé à déborder sur la question de l’élargissement de l’Union européenne, principalement avec l’intégration de la Turquie et le référendum de 2005 sur la Constitution. Dans les émeutes des banlieues françaises et les attentats en Angleterre, on a vu l’échec de deux modèles d’intégration concurrents (le modèle républicain français, avec son "melting pot" monoculturel; le modèle anglais, visant au contraire à intégrer les minorités par une politique pluriculturelle). Dans le contexte international et le prétendu "choc des civilisations" entre le monde occidental et le fondamentalisme islamique, l’intégration de la Turquie est devenue une pomme de discorde à la fois sur la gauche et sur la droite de l’éventail politique. La décision prise récemment par les députés français de pénaliser la négation du génocide arménien par l’armée turque est à cet égard tout à fait emblématique.

Des questions mêlant la culture au sens anglo-saxon (le mode de vie, incluant la pratique religieuse) et la culture au sens français (les valeurs, la civilisation) ont été soulevées à propos d’une supposée "nature" ou "identité" européenne, enracinée dans le christianisme ou les Lumières, et de l’impossibilité "logique", éthique ou politique d’admettre la Turquie, ou d’autres pays qui accroîtraient encore la diversité de l’Union (l’Ukraine slave, tel ou tel pays du Maghreb musulman). La problématique culturelle jouera un rôle majeur dans les années à venir, maintenant que l’argument économique a été virtuellement abandonné en raison des fortes pressions visant à retrouver les conditions d’une croissance plus dynamique.

La politique consiste à jouer et à se battre sur les mots, avant qu’aucune mesure, aucun changement significatifs puissent être introduits. L’idéologie comme force effective en politique est avant tout une "logo-logie", si par logo nous entendons le "logos", le discours raisonné, la manière dont les mots façonnent par avance la grammaire des phrases correctes ou incorrectes. Si la culturisation de la question de la migration (réglementation des entrées, statut des nouveaux résidents immigrés sur le marché du travail et dans la cité, accès à la citoyenneté et à la nationalité, intégration "culturelle" de la seconde ou de la troisième génération) tend à devenir l’approche dominante, comment une perspective politique d’approfondissement de la démocratie (consistant à inventer une démocratie radicale au lieu de se contenter de réaffirmer soit un républicanisme obsolète, soit un multiculturalisme déjà contesté) pourrait-elle se dessiner? Existe-t-il un régime spécial de frontières qui serait compatible avec un approfondissement de la démocratie et qui échapperait à ce nouveau genre de servage que nous appelons l’ "enferfrontièrement"?

 
Cultégration, enferfrontièrement et demi-servage intérieur

Expliquons ces mots étranges (monstrueux, hybrides, comme on voudra): "cultégration" et "enferfrontièrement", qui apparaissent dans notre titre. Considérons pour commencer l’enchaînement suivant: culture, intégration, extégration, désagrégation. En forgeant le mot de "cultégra-tion", nous voulons condenser l’idée d’une intégration par la culture et la pratique religieuse, comme dans la vie réelle.

 La "cultégration" désigne ce trope spécifique du discours politique qui justifie une politique restrictive et limite les droits des résidents étrangers. Par "extégration" nous désignons la position très particulière et paradoxale de la population étrangère dans les démocraties et les États modernes: à la fois intégrée comme force de travail, et exclue (niée) sur un plan humain[5]. Cette exclusion peut être temporaire (le temps de passer du statut de primo-arrivant — dont la pire situation est celle d’un immigrant sans-papiers, parfois transformé en un "terroriste potentiel" ou en une proie de la mafia — à la naturalisation, par laquelle l’étranger accède, au moins formellement, à la citoyenneté et au droit de vote). Les travailleurs dits "temporaires" se trouvent ainsi exclus de la cité (règne de l’égalité de tous les citoyens), bien qu’ils soient d’authentiques résidents dès l’instant où ils sont intégrés en tant que force de travail. Le travail est donc totalement inégal dans nos démocraties, qui (après la grande crise des années 30 et l’effondrement de l’État autoritaire fasciste) avaient pourtant fait du salariat et de la classe ouvrière (par la reconnaissance des syndicats) les fondements de leur modernité — mais à l’exception toujours des travailleurs non-citoyens.

L’État-nation réussit cette opération très particulière en renforçant l’efficacité de ses frontières. On peut distinguer trois modalités de la frontière: a) La frontière comme séparation géographique entre deux territoires. Dans cette acception, la frontière ne crée pas des formes spéciales de domination; b) Le deuxième degré est ce que nous appelons l’enfrontièrement. Nous désignons par ce terme la condition ordinaire de personnes relevant d’un certain territoire, quand elles pénètrent dans un autre territoire pour un séjour temporaire (comme touristes, par exemple, ou pour un voyage d’affaires). Dans l’État-nation, tel qu’il s’est constitué et stabilisé au XVIIème siècle, l’arrivant n’est pas intégré. Il ou elle demeure un étranger. Les conditions d’admission peuvent être discriminatoires par rapport au statut ou aux avantages de la population de souche. Elles envisagent l’étranger comme un non-citoyen, non-sujet, et généralement n’interviennent pas dans son insertion dans le marché du travail. c) Le troisième genre de frontière est ce que nous appellerons l’enferfrontièrement, et désigne quelque chose de bien pire que l’enfrontièrement ou la simple frontière. L’enferfrontièrement signifie aujourd’hui un régime très particulier de la frontière, imposé au travailleur étranger ou à ses proches dans le pays d’arrivée. Sous un tel régime, l’immigré n’est pas un travailleur exogène, un travailleur du dehors (venu pour une courte période, moins de six mois). Il n’est pas non plus un travailleur endogène (comme tous les travailleurs et citoyens "nationaux"), il est un travailleur intérieur mais exogène. Bien que le droit du travail soit devenu un domaine spécifique, assurant l’égalité de tous les travailleurs, bien que l’échange de travail contre de l’argent (contrat de travail) ait été dissocié du contrat commercial (ce qui s’est accompagné d’un accès élargi à l’ensemble des droits civils et politiques), le travailleur immigré est resté exogène. Cette situation produit une formidable exception.

De cela, il n’y a pas de meilleur exemple que la clause du pays d’origine dans la première version de la directive Bolkestein. Selon ce texte, la réglementation du pays d’origine envers les immigrés venus sur son sol aurait dû s’appliquer aussi à ses propres ressortissants cherchant du travail dans un autre État-membre. Les citoyens nationaux (autochtones) ont soudain mesuré les conséquences de ce statut artificiel. Le droit du travail auquel les immigrés étaient soumis n’aurait pas été celui du pays où ils travaillaient, mais celui de leur pays d’origine. Il s’ensuivit un débat véhément, pendant et après le référendum sur la Constitution européenne. On négligea toutefois de souligner que ce statut scandaleux prévu pour les ressortissants de l’Union européenne était précisément celui qui servait de base à l’emploi des immigrants venus en Europe depuis le tiers-monde, ou encore au régime d’apartheid en République d’Afrique du Sud. Certains auteurs ont noté[6] que ce statut était de toute évidence une survivance et une résurgence de la condition coloniale de sujet non-citoyen dans les empires européens, et qu’il s’agissait donc d’un statut postcolonial.

Si nous nous demandons pourquoi ce statut a été si solidement établi et jamais remis en question, nous devons remonter à ce qui est la véritable raison de toute cette m..., selon la formule de Marx.

L’enfrontièrement, comme le servage, est un régime de mobilité, de contrôle de la mobilité (pas seulement de discipline). L’enferfrontièrement est l’effet que ce régime a sur les gens.

Il s’agit d’une forme ancienne et permanente d’accumulation primitive, aussi vieille que le capitalisme lui-même. Il s’agit de la mobilité des pauvres dans l’occident médiéval, des déplacements de population consécutifs à la désintégration des empires sub-sahariens, du mouvement du nouveau sujet dans l’État absolutiste moderne du XVIIème siècle, de la fuite de millions de personnes issues du prolétariat européen blanc et drainés vers le Nouveau Monde, de l’émigration massive des Indiens du Bengale, de celle des Chinois et des gens de toute origine vers les métropoles du Nord. Il s’agit de tous ces nouveaux serfs: les servants blancs sous contrat, les esclaves noirs, les coolies jaunes, les sujets indigènes des empires coloniaux, les sous-citoyens, les immigrants sans-papiers et les travailleurs provisoires: nous parlons de la décomposition, de la désintégration de ces multitudes.

Deux points méritent alors réflexion:

1) Dans chacun de ces cas, l’élément décisif est fourni par une forme singulière, anormale, d’échange entre l’argent et le travail. La privation de liberté est une réaction à un mouvement authentique de fuite, de maronnage, et de rupture du contrat de travail. Comme Ira Berlin l’a signalé dans son livre Many Thousands Gone[7], l’esclavage (que nous étendrons au semi-esclavage d’Europe) n’est pas seulement une histoire de sadisme et de maladie mentale: c’est une façon d’extraire une certaine quantité de travail non libre et de protéger le lien capitaliste durant l’accumulation primitive. Ce qui apparaît jusque dans les formes de violence les plus barbares, c’est que la négation des droits élémentaires vise un objectif très rationnel, à savoir: assurer le contrôle du travail non libre par l’organisation de la société. Si nous nous rappelons la distinction faite par Ira Berlin entre une société avec des esclaves (pour la plupart domestiques) et une société esclavagiste (dans le cadre de l’économie de plantation, qui fut l’usine du premier capitalisme mercantile), et si nous l’étendons à une société possédant une catégorie de citoyens de seconde zone, une main d’œuvre fragmentée (selon des critères de race, de sexe, de caste, de couleur de peau), nous devrons considérer notre société occidentale moderne (spécialement en Europe) comme une société de semi-esclavage ou de salariat bridé. Mario Tronti a montré que le contrôle capitaliste sur la classe ouvrière a toujours suivi la via maestra de la société en général contre l’intérêt particulier du travailleur[8].

2) Les frontières et les barrières (de religion, de langue, de couleur, de nationalité, bref de n’importe quel trait signalant une minorité hétéro-désignée) sont devenues des lignes de fragmentation ou de division de la classe ouvrière. Dans la mesure où ces frontières elles-mêmes ne sont pas naturelles, elles se déplacent constamment. Une frontière qui a été tracée pour diviser, décomposer, peut devenir un élément de recomposition une fois que les masses se l’ont appropriée. Et vice-versa. Cependant, l’une des frontières les plus profondes et des plus résistantes est la nationalité. La nation (si l’on reprend la synthèse d’Ernest Gellner) se caractérise par un espace de transaction unifié et une exo-éducation assurée par l’État, par opposition à l’endo-éducation assurée par les élites. Ce n’est pas un hasard si l’éducation[9], la culture, les valeurs communes, la pratique religieuse, sont en train de devenir les critères de sélection commandant l’accès au marché du travail. Quand s’estompe la division classique entre les valides et les invalides entre les nationaux et les non-nationaux, la culture sert non pas à intégrer les individus (selon le conte de fées entretenu tant par le multiculturalisme que par le républicanisme), mais à re-segmenter les masses déjà unifiées, à les ramener à ce qu’elles avaient toujours été aux yeux de Hobbes: des barbares, une population insubordonnée, des guerriers, des bandes et des voyous. Au lieu du peuple: la populace comme sujet souverain.

La cultégration est hélas promise à un avenir brillant dans la guerre de tous contre tous — à moins que nous ne réclamions, comme les abolitionnistes, puis les Noirs aux USA, comme les Sud-Africains, l’abolition du semi-servage dans le travail. Ce qui signifie en Europe la suppression du régime des permis (de séjour et de travail) pour les sujets non-citoyens. Sans quoi, les barrières intérieures et les entraves du travail, reproduites dans la vie quotidienne, généreront des barrières flexibles aux frontières externes de l’Union Européenne, avec pour corollaire le camp de détention et de déportation. Et finalement à l’enferfrontièrement.



[1] Ce terme tente de rendre l’anglais borderdoom, que j’ai forgé dans la version originale de cet article pour associer la frontière, border, et doom, la perte, la ruine, l’enfer, la damnation, sur le modèle de parishdoom. Ce dernier terme servait aux déshérités à désigner la "Loi sur les pauvres" de 1660, qui leur interdisait de sortir des limites de leur commune (pour se marier, par exemple) sans une autorisation spéciale, qui ne leur était accordée que s’ils disposaient d’un contrat de travail. (Note de traducteur)

[2] Pour cette expression, voir mon livre De l’esclavage au salariat. Économie historique du salarait bridé, Paris, PUF, 1998.

[3] L’INSEE français mérite à cet égard une mention particulière. Pendant vingt ans, il a maintenu que la résultante des mouvements migratoires était nulle (avec autant de retours que de nouvelles arrivées). Il dut abandonner cette hypothèse (si utile au discours gouvernemental, de gauche ou de droite) début 2000.

[4] Yann Moulier Boutang (1986), "Resistance to the Political Representation of Alien Population: the European Paradox", dans International Migration Review, livraison spatiale: Civil Rights and Socio-political Participation of Migrants, vol. 19, n° 71, automne 1985, p. 485-492.

[5] Cf. Danièle Lochak, Étranger de quel droit, Paris, PUF, 1985; voir les chapitres 2 et 3 de mon livre De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 1998.

[6] Cf. les contributions d’Enrica Rigo, Sanzo Mezzadra et Yann Moulier Boutang au dossier "Migrations en Europe: les frontières de la liberté", dans Multitudes, 19 décembre 2004, en ligne sur http://multitudes.samizdat.net

[7] Ira Berlin, Many thousands Gone, The First Two Centuries of Slavery in North America, Harvard University Press, 1998.

[8] Mario Tronti, "La fabbrica e la società", in Operai e Capitale, Einaudi, 1970.

[9] La question de l’éducation (la prétendue dégradation du système éducatif en raison du grand nombre d’enfants immigrés dans les écoles) a joué un rôle important dans le glissement à droite d’intellectuels français très influents, comme Alain Finkielkraut, R. Debray et J.- C. Milner. Voir D. Lindenberg, Le rappel à l’ordre: Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, La République des Idées/Le Seuil, 2002.

Yann Moulier Boutang

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