Traduit par Denis Trierweiler
Boris Buden : Dans votre livre, Cultural Turns[1], le concept de traduction apparaît de manière fondamentale dans deux développements. D’une part, lui est lié l’un, parmi d’autres, des turns en termes de science de la culture : le translational turn. D’autre part, il désigne une sorte de méta seuil méthodologique des sciences de la culture, l’art et la manière dont elles se reproduisent en tant que sciences, ou bien se différencient en turns, à savoir par des processus de traduction transdisciplinaires entre des théories, des conceptions méthodiques et des impulsions de recherche. Par-delà ceci, la traduction désigne également la formation théorique des sciences de la culture en relation avec la réalité – la « traduction théorique » comme traduction des théories de la science de la culture dans des contextes sociaux globaux, ainsi que leur appropriation interculturelle[2]. Auxquelles de ses qualités le concept de traduction doit-il une place aussi éminente dans la production de savoir des sciences de la culture ?
Doris Bachmann-Medick : La catégorie de traduction ne déploie son potentiel
d’incitation en sciences de la culture que lorsqu’elle outrepasse les qualités
de traduction traditionnelles comme l’équivalence, la « fidélité » à
l’original, l’appropriation ou la représentation –, autrement dit lorsque la
sphère de la translation langagière et textuelle est ouverte sur l’horizon plus
large des pratiques culturelles de traduction. Ce n’est qu’alors que la
traduction peut être élaborée en catégorie d’analyse fondatrice, qui rende
justice aux exigences culturelles et relevant de la science de la culture, eu
égard aux champs de tension du « cultural encounter » au sein d’une
société mondiale émergente. La traduction culturelle – à la différence du
dialogue culturel, de l’herméneutique culturelle ou de la culture comparée –
possède ici une qualité supplémentaire décisive : sa plus grande proximité
avec la réalité et avec l’action. Car « traduction » n’est pas un
terme d’experts, mais un terme ancré dans le monde de la vie [Lebenswelt] lui-même. Les procédures de
traduction sont des procédures de transgressions
des frontières conscientes des différences, qui peuvent être, en tant que
telles, fructueuses pour l’analyse de relations et de champs problématiques
dépassant les cultures. Elles font de la traduction une technique culturelle permettant de manier des tensions propres aux
passages, et même aux changements de seuils et aux différences – avec un œil
proprement microscopique porté sur les processus d’interaction
correspondants ; des différences non pas seulement entre l’original et la
traduction, mais aussi entre des cultures diverses et des systèmes symboliques
différents, des transitions depuis les textes et les discours vers des
pratiques, mais aussi des rejets sur la base d’appartenances culturelles
diverses dans le processus des migrations. Pour l’organisation de tels passages
sont requises des qualités translationnelles tout à fait neuves : des
techniques culturelles du commerce avec des situations complexes dans
lesquelles des significations, des convictions et des perceptions sont, non
seulement traduites (de façon univoque), mais véritablement déplacées, et avant
tout, transformées (réciproquement). A cette fin il est absolument nécessaire
qu’existent des activités médiatrices. Et celles-ci relient en retour les processus
de traduction, par-delà de simples relations langagières, au champ de l’action.
Cependant, même en vue de tels élargissements des horizons, les anciennes « vertus », tout à fait précises dans la relation au langage et au texte (linguistiques et philologiques), de la réflexion sur la traduction devraient à nouveau être en partie renforcées, ne serait-ce que pour servir de levier à une répression méthodique plus efficace de conceptions de la traduction qui, sans cela, dévient trop facilement. En fin de compte, les tentatives croissantes des diverses disciplines culturelles et de sciences sociales pour s’approprier la « traduction », comme nouvelle catégorie d’analyse, demeurent encore par trop vagues – elles dévient encore trop en débordements du concept de traduction proche du texte vers de pures et simples métaphores du traduire : « culture comme traduction ». Les développements empiriques convaincants manquent encore qui ne font pas simplement allusion aux perspectives médiatrices, aux aliénations et formations de différences de la translation dans des situations du traduire culturel, mais qui en montrent les points d’articulation concrets en termes de science culturelle et sociale. Sans doute, la conception d’une réinvention (au lieu d’une simple copie) de l’original par la traduction est-elle une importante qualité supplémentaire d’une compréhension du traduire en termes de science de la culture : les originaux ne sont pas simplement à disposition, ils ne sont pas passagers, mais ce n’est que la traduction elle-même qui les crée. Ceci ébranle toute pensée de l’original et toute conception de l’authenticité. Il vaut la peine d’explorer plus avant une telle conception – par-delà l’essai sur la traduction de Walter Benjamin – dans une perspective postcoloniale, et de la poursuivre justement, en partant de là, en direction de concrétisations possibles. C’est ainsi, par exemple, que l’Amérique latine ne passe pas pour une traduction de l’« original » espagnol, mais pour un lieu de passage actif et de production culturelle de créolisations – que ce soit par une mimésis ironique de la rhétorique dominante, par une adaptation traductrice parodique de la culture espagnole, ou même par son ingestion « cannibalistique ». Ainsi, et pas uniquement dans ce contexte, apparaissent d’autres qualités de la catégorie du traduire : sa perspective sur l’exploitation d’espaces de jeu du traduire, essentiellement eu égard à l’analyse de processus de transformations sociales placées sous le signe de processus de traduction sociaux et politiques. Mais où exactement en cela agissent les acteurs et les figures médiatrices décisives ? Quelles situations d’interactions concrètes sont ici fructueuses ?
Même dans de tels champs d’expérience empiriques concrets, ce n’est nullement la dimension des transferts lisses qui est décisive. Plutôt est-ce justement la complexité de la réalisation traductrice, qui attire l’attention vers une autre qualité encore du traduire : le caractère incontournable de la médiation, d’activités médiatrices, mais aussi la reconnaissance des perturbations, des rejets, des mécompréhensions et des conflits qui y apparaissent, ainsi que, avant tout, du rôle idéologique (et dangereux) du traducteur lui-même. De telles qualités d’encombrements justement, d’empêchements et de résistances sont, de nos jours, trop facilement évacuées – de l’avis du sociologue John Tomlinson[3]. Car dans les processus globaux des réseaux et des canaux de communication faciles (voir les téléphones mobiles), c’est plutôt à l’immédiateté que l’on aspire, pour ne pas dire qu’on l’érige en fétiche – les facteurs de trouble sont masqués et les processus de traduction en général, dans le champ global, sont rendus tendanciellement invisibles. C’est sans doute là que se trouve l’une des plus grandes qualités de la catégorie de traduction mise en œuvre par les sciences de la culture : le fait précisément que peuvent justement être reconnus et reconquis des processus de médiation et des espaces intermédiaires pour la communication et l’agir. Reconquête de processus de médiation signifie : donner du champ aux processus de traduction et aux interruptions.
Pour ce qui est des sciences de la culture, cette perspective, non seulement enrichit leur analyse des superpositions multistratifiées et des ruptures dans les contacts culturels, mais aussi leur traversée épistémologique des attitudes perceptives dominantes. Les corsets de perception et de pensée binaires peuvent précisément être ouverts à partir d’un point de vue translatorique multipolaire. C’est ainsi qu’il devient également possible de diffracter en des pas de traduction individuels des conceptions enkystées, globales de l’interculturalité, et d’en dégager – près de la réalité – aussi bien des activités de compréhension et de médiation que des mécompréhensions et des blocages communicationnels, de les reconnaître au lieu de les reproduire. Mais d’autres concepts généraux également, tels que la modernisation, l’identité, la société, la culture etc., peuvent être perçus de manière plus concrète et plus différenciée en ayant en vue des processus de traduction. Voire la pensée elle-même peut profiter de telles qualités translationnelles, en valorisant des pensées limites, la pensée dans des interstices, dans des réflexions médiatrices.
La reconquête, sensible au traduire et diférenciatrice, de processus médiateurs (pas nécessairement lisses et qui ne réussissent pas toujours, ni ne « surmontent ») n’enrichit donc pas seulement l’analyse des contacts entre cultures. Car, par-delà ceci, des qualités translatrices décisives incarnent justement les éléments fondamentaux pour une autoréflexion de l’interdisciplinarité. C’est uniquement si l’on explore aussi des disciplines jusqu’à leurs bords et à leurs domaines limites, plus qu’on ne l’a fait jusque-là, que les zones de recouvrement avec d’autres disciplines apparaissent clairement comme étant des zones de traduction riches en conflits, mais simultanément fructueuses et prêtes à la négociation. C’est là que l’on trouve un accès aux points d’articulation entre disciplines, champs de problèmes et cultures – au sens de « zones de contact » prêtes à la traduction. Ce n’est pas seulement en ce sens que les sciences de la culture apparaissent comme des sciences du traduire. De par leur pluralisation et leurs transgressions de frontières proprement programmatiques, elles favorisent aussi leur propre ouverture par-delà les horizons d’Europe de l’ouest, jusqu’à des réflexions sur la culture en dehors de l’Europe. Et c’est peut-être prioritairement en ce sens que les sciences de la culture pourraient dégager, ou même projeter elles-mêmes, des horizons de translation. Globalement, ceux-ci seraient sûrement plus capables de contact que les horizons des sciences de l’esprit classiques, plutôt ancrées dans des cultures spécifiques et simultanément édulcorées sur un mode universaliste, et dans leur rôle, qui n’est plus adapté à l’époque, de sciences d’intégration et d’orientation fondatrices d’unité.
Boris Buden :
Comment notre savoir sur la culture progresse-t-il ? Votre réponse est
clairement : grâce aux cultural
turns. Mais nous ne devrions pas les entendre dans le sens d’une révolution
scientifique ou d’un changement de paradigme. Encore moins devrait-il s’agir
d’écoles académiques. Les turns sont
bien plutôt de nouvelles orientations et de nouvelles focalisations de la
recherche en sciences de la culture, une sorte de changement de perspective,
« dans lequel des points de contenu nodaux se condensent en attitudes
d’examen méthodiquement significatives[4] ».
L’un de ces turns, et il est
relativement nouveau, est aussi le tranlational
turn. Comment en est-on arrivé à ce tournant du traduire ? A quelles
questions relevant des sciences de la culture le concept de traduction
apporte-t-il une réponse ? A quels problèmes du savoir promet-il une
solution ?
Doris Bachmann-Medick : Est-ce que notre savoir sur la culture progresse
seulement ? Il est de fait que les connaissances en sciences de la culture
ne croissent pas bourgeon après bourgeon sur une échelle progressive de
paradigmes, qui se suivent et se remplacent. Elles naissent plutôt de tournants
toujours nouveaux de l’attention théorique, dans un paysage théorique où
devient productif le côte à côte
éclectique de turns. C’est ainsi, par exemple, que le tournant vers
l’espace a tout d’abord remisé à l’arrière-plan la prédominance de la dimension
temporelle – pour sortir ainsi du corset de pensée d’une conception évolutive
du développement et du progrès. C’est grâce à un spatial turn qu’a pu s’ouvrir bien plus facilement le regard porté
sur des simultanéités contradictoires, sur des constellations et des
configurations de cultures, de groupes ethniques, de modes de pensée, et last but not least, de théories
également. Dès lors, les « cultures », au lieu d’agencements
hégémoniques et hiérarchiques, seraient plutôt à localiser dans le champ de
tension d’une communauté temporelle qui encourage la confrontation interculturelle « à même hauteur de regard ».
Pour ce qui concerne les « théories », ce point de départ pour ainsi dire spatial, est à nouveau renforcé par la configuration des orientations de recherche elles-mêmes dans les sciences de la culture. C’est de là que naît la praxis spécifique de la recherche, qui consiste à rendre reconnaissable des dimensions du culturel jusque-là inaperçues ou masquées, en ce qu’elle instaure des relations et des nœuds inhabituels au travers des disciplines et des bases de recherche. Que l’on songe à des localisations spatiales d’actes du souvenir, à des relations entre des images mentales du monde et des « images » visuelles iconiques du monde, ou même à des mises en relation de cultes rituels de sociétés claniques avec des développements cultuels fétichistes dans le football moderne (Hartmut Böhme). La tentative de transposer des formes de transition rituelles typiques, performatives, par exemple sur des rituels de passage et d’initiation de jeunes dans des clubs de grandes villes, serait un autre exemple d’un mode de recherche en sciences de la culture qui acquiert nombre de ses savoirs grâce à une praxis de mise en relation éclairante. Or qu’est cela, sinon une certaine forme de traduction ?
Donc, pour en revenir à votre question : un premier pas vers un « translational turn[5] » se trouve déjà en ceci que la » traduction » se révèle être, pour ainsi dire, un principe organisationnel pour le développement du discours des sciences de la culture lui-même. Gain de savoir par la traduction (qua turns) et non pas par la progression (qua paradigmes), ne serait-ce que parce que les sciences de la culture se tournent toujours aussi, de manière questionnante et critique, vers leurs propres localisations culturelles spécifiques, vers leurs concepts d’analyse et leurs présupposés théoriques. Et surtout, vers une réflexion sur le concept de culture lui-même : il est notoire que, au fil du développement des théories, celui-ci n’a cessé de se modifier par des turns. D’une compréhension de la culture orientée sur le texte vers une compréhension performative, d’une conception holistique vers une conception hybride, de relations et de discours significatifs vers la praxis et la dynamique de l’action, de la « culture comme texte » vers la « culture comme traduction ». La conception de la culture naît, par conséquent, d’un processus inaccompli ; son point de référence ou son « original » se trouvant dans le champ complexe du culturel lui-même : tout le monde sait qu’aujourd’hui, on ne peut plus partir de cultures closes sur elles-mêmes de manière holiste, mais plutôt de « cultures en éclats » (Clifford Geertz), lesquelles, depuis longtemps, ne peuvent plus être rapportées à un champ significatif commun. Au lieu de cela, le culturel lui-même, mais aussi la recherche en sciences de la culture, s’avèrent être un effort permanent de traduction. A travers l’instauration de relations et de possibilité de raccord entre des sphères sociales différentes, groupes, champs d’action, institutions, auto-affirmations symboliques, prétentions à la domination etc. Que l’on songe seulement à la plus récente exigence de Habermas : que les communautés religieuses dans les sociétés post-séculières traduisent leur langage religieux en une langue séculière, si leurs intérêts doivent pouvoir être pris en compte[6]. Donc, la conception selon laquelle la « culture » elle-même procède de « relations de traduction » encourage davantage encore la formation d’un « tournant du traduire » – mu avant tout par la dynamique des turns.
Boris Buden :
Comment les cultural turns – interpretive, performative,
reflexive/literary, postcolonial, spatial, iconic et en dernier ressort translational – se comportent-ils envers
le cultural turn lui-même ?
Faut-il comprendre ce dernier comme une sorte de turn des turns ? Ou
bien est-ce qu’il doit, pour sa part, son développement à un autre turn, à savoir au linguistic turn ?
Doris Bachmann-Medick : Ce que l’on appelle le Cultural
turn (avec un grand C) est généralement rapporté, en tant que Megaturn – là
vous avez raison – au linguistic turn,
c’est à dire, donc aussi, à la prédominance du langage, du texte et de la
représentation. Cependant, il continue à être surévalué, de manière par trop
obstinée et unidimensionnelle, comme étant une
étoile fixe du développement des théories – une chimère ? Il était
déjà question de cette flambée culturelle initiale vers la fin des années 1960,
de cette percée vers une orientation fondamentale de l’attention de la
recherche portée à la constitution culturelle de phénomènes sociaux et
politiques également. Après quoi, cette percée vers les questionnements
culturels fut attribuée à un Cultural
turn surpuissant, qui aurait surtout déterminé les recherches des années
1980 et 1990. Aujourd’hui, nous en savons plus. Par exemple, que le Cultural turn n’a, pour ainsi dire,
marqué que la préconception fondatrice et
fondamentale d’une analyse culturelle
plutôt orientée vers le texte et les
signes. En tant que telle, ce n’est qu’au cours du développement ultérieur
de la recherche en sciences de la culture que le soi disant Cultural turn, à travers la chaîne des cultural turns, a été pour ainsi dire
« traduit », c’est à dire élaboré et différencié en des perspectives
isolées, analytiques et guidant la recherche, médiatisé par des conceptions
culturelles plus fortement orientées vers l’action, et pour finir, transposé à
l’analyse de champs problématiques plus significatifs, de façon plus ciblée, et
avec un verre plus grossissant. C’est que la culture est davantage que
seulement un système symbolique. C’est ce qu’indique aussi la pluralité des cultural turns. Car ceux-ci culminent
proprement dans l’effort pour élargir la compréhension même de la
culture : en direction d’un retour
du refoulé. C’est ainsi que sont reconquis de plus en plus d’espaces qui
étaient par trop restés jusque-là dans l’ombre du linguistic turn, et qui avaient plutôt été éclipsés par lui :
espace, image, matérialité, praxis etc…
En voici un exemple. C’est justement par la mise en perspective que permettent les turns que l’on peut analyser le grand et complexe élément du 11 septembre 2001 comme un processus à strates multiples. Eu égard à ses effets médiatiques, à ses conséquences pour une politique symbolique mondiale – puis également, à la suite du spatial turn, de sa vaste transformation de l’ordre spatial global. Si l’on complète avec la lentille de l’iconic turn, on peut alors voir comment culmine dans l’effondrement des Twin Towers la puissance des images, et comment très vite l’événement se condense en une image intérieure, et même en un « signe historique » (H. D. Kittsteiner). Une telle puissance de mise en scène requiert, à son tour, une analyse performative. Une chose devient manifeste, et pas seulement en ce spectaculaire point d’incandescence : les turns qui relèvent de la science de la culture multiplient les possibilités d’analyse et les perspectives d’interprétation des réalités politiques aussi bien. Du coup, ils sabotent simultanément toute prétention unidimensionnelle à des grandeurs interprétatives sociales. Ils renvoient même par-delà la simple sphère de l’interprétation, en élargissant le champ du « culturel » lui-même – par-delà la pure et simple affirmation culturelle d’un Cultural turn –, en le sondant sur ses points d’articulation avec le politique, l’économique et le matériel.
C’est, au plus tard, en ce point que la sphère elle-même des phénomènes culturels multistratifiés entre en jeu de manière englobante. C’est justement cette sphère sociale, culturelle-sociale, qui est expressément perçue depuis peu avec un regard qui porte sur des circonstances de traduction. Là se trouvent assurément les incitations les plus nettes en faveur d’un translational turn – pour en revenir à nouveau à votre précédente question sur les fondements d’un tournant du traduire. Si, en revanche – comme si souvent – le Cultural turn (avec une majuscule) est sollicité comme fondement dans les Translation Studies, alors on ne peut que souscrire s’il se conçoit de manière encore plus décidée : comme tourné vers une analyse culturelle translatorique se rapportant à la réalité. La traduction serait alors une stratégie décisive dans le contact avec la complexité culturelle. C’est cela, précisément, qui la rend si précieuse en tant que catégorie d’analyse des sciences de la culture.
Mais, que pourrait signifier une analyse translatorique de la complexité culturelle ? Pour faire comprendre les choses, là encore le grand événement du 11 septembre : la traductologue Susan Bassnett a étendu l’horizon des Translation Studies jusqu’à ce cas. Elle a mis en relation le vaste champ d’efficacité de cet acte terroriste avec ses propres subtextes, et ce dans une perspective traductrice[7]. Cet essai de translation n’est qu’une partie de tout un champ de discours dans lequel le langage de l’histoire est actuellement traduit aux Etats Unis en « war on terror ». Une traduction qui est surtout typique de périodes de crises nationales dans lesquelles on a recours au passé comme à un élément stratégique pour la manipulation. Je fais, ici, allusion au discours actuel du « neomedievalism ». Bruce Holsinger, par exemple, démontre cela par le phénomène répandu dans la pratique, qui consiste à transposer les images de l’ennemi de Al Quaida et des talibans au sein d’un cadre médiéval[8]. On sollicite des topoi archaïques et des rhétoriques de croisade pour tracer des frontières entre la civilisation et la barbarie. Le tout étant renforcé par une praxis de la trans-lation comme stratégie de re-localisatiions dans des époques passées, pour ainsi dire « arriérées ». Ce qui détourne plutôt l’attention des constellations actuelles, qui ont conduit aux conflits initiaux. Autrement dit, au lieu de s’adonner à une analyse des relations de fondation complexes de la société mondiale actuelle, on se facilite consciemment les choses politiquement. Par des propositions d’interprétation publicitaires, comme justement celle d’une conjuration médiévale.
Il va sans dire que, de tels renvois à un axe temporel et de développement, que de tels recours à des dichotomisations, conduisent à un déplacement problématique de la question. La traduction est, dans ce cas, un one-way processus, une stratégie simplificatrice de réduction de la complexité. On se sent clairement ramené à l’usage dichotomisant des différences culturelles, telle que le figure la conjuration d’un « clash of civilizations » de Samuel Huntington. On sait que Homi Bhabha a opposé à cela un commerce avec les différences qui conserve la complexité – qui ne la fige pas, mais qui considère ses espaces de jeu de négociation. A quoi donc ressemblerait une stratégie du traduire qui s’intéresserait explicitement à la conservation de la complexité culturelle ? Comme je le disais déjà, au début : la meilleure situation de départ pour l’instauration de relations de rapports et de négociations, et du même coup pour une possible réciprocité et multipolarité de processus de traduction, semble être une constellation de la simultanéité et de la communauté temporelle.
A-t-on ici vraiment besoin de la « complicité » entre la perspective du traduire et d’une science de la culture dans le spectre de multiples cultural turns ? Il est certain que, des catégories d’analyse traditionnelles (des sciences de la culture) comme, par exemple, l’esprit, l’identité, la tradition etc., qui présupposent des relations plutôt fermées, semblent moins adaptées à l’analyse des complexes relations de réseaux et de mélanges qui existent dans les relations de pouvoir et de conflit transnationales. Ce dont nous avons aujourd’hui plus besoin que jamais, c’est de concepts limites, de concepts du traduire, de concepts de la relation, afin d’explorer les logiques de déroulement par exemple de processus de traduction interculturels et interreligieux. Car, entre temps, les situations du « cultural encounter » sont devenues si complexes qu’il faut appréhender de tels contacts en des interactions multistratifiées, et précisément en des pas de traduction, si l’on veut mettre à nu des présupposés, des préjugés, mais aussi des avantages (de pouvoir) non explicites. De telles vues, sur les conditions de possibilité concrètes d’interactions culturelles en rapport avec des pas de traduction concrets, sont indispensables. Car, elles seules permettent de vérifier et de réélaborer les chances concrètes de réalisation des revendications, encore et toujours idéalistes, d’un dialogue interculturel, ou même de réciprocité des processus de traduction dans la société mondiale actuelle. Ainsi donc, on trouve dans ce champ les questions importantes des sciences de la culture auxquelles le concept de traduction – c’est ce que vous demandiez – propose une réponse ?
Pour résumer une fois encore : plutôt qu’à des réponses, la catégorie de traduction, dans son usage en sciences de la culture, tend vers une vue radicalement neuve des complexes phénomènes culturels et de sciences de la culture eux-mêmes, vers un usage tout à fait différent de la complexité. Au lieu de rendre la complexité disponible, par des assignations holistiques et essentialistes, celle-ci peut désormais être mieux percée et différenciée en pas de traduction. Plutôt que de la ranger dans un cadre binaire prédéfini, une perspective translationnelle se met en quête des relations de traduction qui ont le plus de strates, et des points d’articulation possibles pour des interventions. Le mérite de cela revient essentiellement à la recherche d’intégration des sciences sociales, comme on le voit par exemple dans la considération sociologique nouvelle de Joachim Renn, de la société placée sous le signe de « relations de traduction[9] ». Mais, un translational turn se focalise également sur le problématique holisme de la soi disant politique identitaire, et vise la reconquête de la capacité du traduire dans le contexte global, transnational – par exemple dans le renversement de la direction des traductions, jusque-là trop unilatérale, de l’Europe vers l’extérieur de l’Europe.
Toutes ces facettes, par lesquelles la catégorie de traduction peut être désormais rendue fructueuse, ont un point en commun : la complexité des phénomènes culturels elle-même est plus que jamais rendue accessible dans ses relations de mélanges, de médiations et de traduction. Uwe Wirth a, récemment, qualifié la logique des sciences de la culture comme une « logique de transition » : la science de la culture serait le « travail sur les transitions », sur les réseaux, les relations et les échanges[10]. J’irais plus loin, et j’affirmerais ceci : la logique des sciences de la culture est orientée de manière tout à fait essentielle vers des processus de traduction actifs – et surtout aussi des réalisations de traduction des turns eux-mêmes. Car, – comme je l’ai appris d’Andrew Chesterman – « turn », du moins en latin, en vieil anglais et en finnois, signifie aussi effectivement « traduire ».
Boris Buden :
Vous avez rédigé votre livre en allemand. Mais aussi bien le titre de ce livre
que les titres des différents chapitres sont à lire en anglais. Avons-nous ici affaire à une
intraduisibilité – par exemple l’intraduisibilité d’une relation de
pouvoir ? Ou bien nous heurtons-nous une fois de plus ici à des phénomènes
tels que les empêchements et les résistances dont vous avez parlé plus haut, et
qui compliquent la communication globale, voire la rendent impossible – raison
pour laquelle nous devons constamment nous efforcer à de nouvelles
traductions ?
Doris Bachmann-Medick : D’après ce que j’ai dit au préalable, les sciences de la culture pourraient être comprises comme des sciences du traduire. Il faut
entendre cela de manière tout à fait littérale : comme un effort de traduction entre diverses cultures et
savoirs en relation avec les sciences de la culture elle-même. En effet,
non seulement celles-ci ne sont pas unitaires (Cf. les différences entre
Cultural Studies, Sciences de la culture, sciences de l’homme etc.), mais elles
sont en outre imprégnées d’hégémonie. En raison de leurs emprunts, avant tout à
des incitations théoriques américaines, les cultural
turns reposent immanquablement sur de telles hégémonies théoriques. Car il
est de fait que ce sont, avant tout, des incitations américaines qui sont
prioritairement reçues dans notre pays. Il vaudrait la peine d’entamer une
réflexion critique et un contre mouvement sur ce fait que, des incitations de
l’analyse culturelle par exemple françaises, espagnoles, d’Europe de l’est et
d’autres n’entrent guère en ligne de compte. Un exemple d’une première ébauche
d’une telle démarche est la revue franco-allemande Trivium, qui vient juste de paraître, et qui aspire essentiellement
à des « regards croisés » entre les deux cultures de savoir.
Cependant, s’agissant de la réception toujours dominante d’incitations américaines, celle-ci non plus n’a pas lieu pas sans ruptures. Et c’est, justement, sous des auspices de traduction que l’on devrait ici y regarder par deux fois. Car, traduire est toujours aussi transformation. Ou bien, en un sens précis, peut-être seulement production de l’« original » sous une autre figure. Les incitations américaines non plus ne sont pas simplement, dans notre pays, transposées, transférées, appropriées, copiées et ainsi de suite. Elle sont plutôt, en un sens complexe, trans-latées et transformées. Ainsi il est tout à fait étonnant que dans la discussion théorique américaine elle-même il ne soit guère question de turns correspondants. Et sans doute n’est-ce pas non plus un hasard si, pendant une période plutôt longue, a été annoncé sur Amazon un livre de Simon During portant le titre de Cultural turns, lequel n’est cependant jamais paru et – aux dires de l’auteur – ne paraîtra jamais. Dans la discussion anglo-américaine, on semble plutôt en rester à des incitations ponctuelles, et à des impulsions théoriques. Ce sont seulement les sciences de la culture allemandes, d’orientation peut-être plus réflexive sur les fondements, qui accomplissent ces turns, dans la mesure où elles élaborent ces impulsions, les complètent, les profilent et, précisément, les synthétisent en tournures théoriques. Où se trouve donc ici l’« original » ? Il n’y en a pas. La tendance de la communication globale à développer un « traduire sans original » (par exemple des « global icons ») – qui plus est « durant le voyage » des théories et des concepts eux-mêmes – s’applique manifestement aussi au commerce théorique.
Mais, cela non plus ne protège pas, il s’en faut de beaucoup, d’asymétries traductrices. C’est ainsi, par exemple que, dans le champ des sciences de la culture allemandes, les incitations « indigènes » sont par trop facilement refoulées : par exemple les intéressants précurseurs historiques des sciences de la culture vers 1900, qu’il vaudrait la peine de reprendre en compte. Il y a aussi des raisons de politique scientifique à ce manque de prise en considération. Car, le fait de se référer aux précurseurs allemands incite plus d’un(e) scientifique de la culture à se détourner de l’internationalisation, et du coup à fermer les yeux devant la capacité, qui outrepasse les cultures, à relayer d’autres systèmes de savoir.
Pourtant, la dimension la plus brûlante de votre question se rapporte à la « communication globale », comme provocation à la traduction. Qu’en est-il, au juste, de la traduction dans des contextes de savoir extra-européens globaux ? La catégorie de la « traduction » devrait, tout d’abord, permettre de reconsidérer de manière critique le concept de communication globale. Jusque-là, en tout cas, cette communication semble plutôt être menée de façon univoque, en partant de l’Ouest, malgré les avancées postcoloniales visant à prendre d’autres directions de communication, par exemple par des pratiques de « writing back ». Devons nous donc nous efforcer à des traductions toujours nouvelles, ainsi que vous le demandiez ? Les sciences de la culture devraient, d’abord, commencer par se rendre elles-mêmes traductibles, devenir capables de prendre des relais, chercher des points d’articulation. Ce n’est, assurément, pas possible avec un concept des sciences de la culture comme simple « science de la circulation », comme on l’annonce volontiers, lequel accorde trop peu d’importance à la « contre-circulation » extra-européenne (non pas seulement possible, mais nécessaire), telle que la souligne Peter Sloterdijk. Ce n’est qu’avec une auto-compréhension d’elles-mêmes, en tant que sciences de la traduction, que les sciences de la culture cesseront de louer aveuglément la mobilité de « travelling concepts » (de prégnance, le plus souvent, européenne), ou bien des voies de translation unidimensionnelles du savoir sous le signe de la mobilité, de la diffusion et du lien. En tant que sciences de la traduction, elles dirigent, bien plutôt, leur attention explicitement vers des blocages, des ruptures et des rejets dans le processus du traduire, vers les appropriations ou les localisations transformatrices – pour trouver, à partir de là seulement, les fondements d’un processus de la « negotiation » réciproque.
Le moins important pour une telle tâche du traduire n’est pourtant pas un regard réaliste porté sur les hiérarchies de pouvoir et les asymétries, précisément dans le champ des cultures de savoir elles-mêmes. Que l’on songe, seulement, à l’aveuglement des années durant devant les importantes Cultural studies latino-américaines, qui ne sont à nouveau mises en lumière qu’actuellement. On trouve, là, des propositions de conceptualisations significatives et incitatrices (particulièrement dans le rapport avec l’hybridité, la transculturalité et la traduction), qui se perdent par trop facilement si l’on se contente toujours de suivre les synthèses conceptuelles anglo-américaines. Et pourtant, il ne suffira pas de garder les yeux ouverts sur des impulsions venues d’autres cultures de savoir et de science. Car, en fin de compte, il s’agit de trouver une langue commune. Tous les bavardages sur la « global conversation » etc. déboucheront sur le vide, tout comme les concepts universalistes occidentaux qui en sont le présupposé (par exemple des concepts comme les droits de l’Homme, la démocratie, la liberté etc.), aussi longtemps qu’ils seront insérés, comme de simples « travelling concepts » au sein d’un processus univoque de « cross-cultural translation ».
En revanche – ainsi que le dit Dipesh Chakrabarty –, ce mécanisme serait bien plutôt à percer de manière critique à l’aide d’une « cross-cultural translation[11] ». Et qu’est-ce d’autre que la tentative de mettre à l’épreuve la traductibilité des catégories et concepts investigateurs des sciences de la culture avec lesquels nous travaillons quotidiennement, que de les ouvrir à une possible « langue mondiale » outrepassant les frontières de la recherche en sciences de la culture elle-même ? Il existe, déjà, des impulsions en ce sens, que l’on songe seulement au projet plurilingue synchrone (chinois, anglais, japonais et coréen) « Traces » de Naoki Sakai et de Jon Solomon. Placé sous le signe d’une critique du « global regime of translation », et de la diffusion théorique néocolonialiste, ce projet recherche explicitement des impulsions de la production théorique dans des lieux disparates du monde[12]. Mais, que l’on songe, aussi, au projet « magazines » de la documenta 12 (http://magazines.documenta.de/frontend/) où s’expriment des revues culturelles et théoriques sur des thèmes communs (Modernity, Life, Education). Ce ne seraient pourtant, là, que de premières incitations à travailler en direction du renforcement justement de la perspective du savoir culturel régional, au bénéfice d’une nouvelle conceptualisation globale des sciences de la culture comme sciences du traduire.
[1] Doris Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt 2006, (2ème éd. 2007).
[2] Cf. ibid., p. 20.
[3] Cf. John Tomlinson, « Kultur, Moderne und Unmittelbarkeit [Culture, modernité et immédiateté]», in: Ulrich Beck/Natan Sznaider/Rainer Winter (éd.), Globales Amerika? Die kulturellen Folgen der Globalisierung, [Amérique globale ? Les conséquences culturelles de la globalisation], Bielefeld, Transcript 2003, p. 69–90, ici p. 79.
[4] D. Bachmann-Medick, op. cit., p. 23.
[5] Concernant le translational turn dans les Humanities, cf l’édition spéciale de la nouvelle revue Translation Studies (Routledge) éditée par Doris Bachmann-Medick, à paraître en janvier 2009.
[6] Jürgen Habermas, « Religion in der Öffentlichkeit. Kognitive Voraussetzungen für den ‘öffentlichen Vernunftgebrauch’ religiöser und säkularer Bürger », [Le religion publique. Présupposés cognitifs pour l’usage public de la raison » par des citoyens religieux et séculiers], in: le même, Zwischen Naturalismus und Religion. Philosophische Aufsätze, [Entre naturalisme et religion. Essais philosophiques] Francfort/Main, Suhrkamp 2005, p. 119–154, ici p. 136 sq.
[7] Cf. Susan Bassnett, « Translating Terror », in: Third World Quarterly 26,3 (2005), p. 393–403.
[8] Cf. Bruce Holsinger, Neomedievalism, Neoconservatism, and the War on Terror, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2007.
[9] Cf. Joachim Renn, Übersetzungsverhältnisse. Perspektiven einer pragmatischen Gesellschaftstheorie, [Circonstances de la traduction. Perspectives pour une théorie pragmatique de la société], Velbrück, Weilerswist, 2006.
[10] Cf. Uwe Wirth, « Vorüberlegungen zu einer Logik der Kulturforschung » [Réflexions préalables à une logique de la recherche culturelle] , in: le même (éd.), Kulturwissenschaft. Eine Auswahl grundlegender Texte, [Science de la culture. Un choix de textes fondamentaux], Francfort/Main, Suhrkamp, 2008, p. 9–67, ici p. 20 sq.
[11] Cf. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 83 sq.
[12] Dans cette série de publications multilingues, cf. le dernier volume de Naoki Sakai/Jon Solomon (éd.), Translation, Biopolitics, Colonial Difference, Hong Kong University Press, Hong-Kong, 2006.