Traduit par Lise Pomier
Biopolitique de la traduction
La question qui nous préoccupe aujourd’hui est de savoir comment mobiliser la traduction pour nous aider à survivre à la transition potentiellement violente vers une société globale sous une forme ou sous une autre. Notre hypothèse, dans le présent essai, est que la plus grande source de violence que nous devons affronter n’est pas politique, mais plutôt biopolitique : elle concerne la façon dont la vie devient un objet susceptible d’être traité en termes de « populations », lesquelles sont alors organisées selon divers schémas de classification contradictoires, oscillant entre le biologique, l’anthropologique et le politique.
La traduction est liée à la violence de deux manières essentielles. La première forme de violence intervient dans l’opération de traduction en elle-même, précisément parce qu’elle n’est jamais absolue et qu’elle comporte toujours une sorte de violence métaphorique envers l’énoncé ou le texte original. Toute traduction, par essence, est sujette à la possibilité omniprésente de la contre-traduction, dans un va-et-vient linguistique permanent. En raison même de cette possibilité, l’institution de traductions « standards » privilégiées régit non seulement l’échange linguistique, mais l’organisation sociale. En conséquence, le second aspect de la violence inhérente à la traduction concerne la dimension historique de la praxis sociale, et intervient précisément lorsque l’indétermination est résolue par le biais de l’institutionnalisation et des mesures disciplinaires qu’elle entraîne. C’est la raison pour laquelle la politique de la traduction doit aborder la segmentation de la société en fonction des gradients relationnels entre majorité et minorité, établis sur la base du genre, de la classe sociale, des composantes ethniques et raciales, et de la différence post-coloniale ou culturelle.
En 2006, Naoki Sakai et moi-même avons co-édité un numéro de la revue multilingue Traces, intitulé : « Translation, Biopolitics, Colonial Difference »[1], dans lequel nous présentions notre position sur l’interprétation de l’indétermination de la traduction comme liée aux marchandisations contingentes de la force de travail et au lien de connaissance qui gouverne la différence anthropologique. L’appel à contributions proposait aux auteurs éventuels l’idée de faire entrer sans détour la traduction dans un débat politiquement éclairé portant sur la production de relations sociales en même temps que de connaissances humanistes dans le contexte de la différence anthropologique héritée du colonialisme. Nous n’avons pas caché notre ambition de pousser ce concept de traduction culturelle au-delà de l’ « essentialisme stratégique », afin de présenter une nouvelle vision du savoir syncrétique et de la pratique sociale, propre à subvertir directement le statut anthropo-technologique de « l’Occident », à la fois comme exception et comme forme d’immunité. Au centre de ce débat s’imposait la notion d’une biopolitique de la traduction. Dans une série de conférences délivrées à la fin des années 1970, Michel Foucault a présenté et développé les concepts conjoints de « biopolitique » et de « gouvernementalité » comme des moyens de réfléchir à la manière dont les processus de la vie – et la possibilité de les contrôler et de les modifier par des moyens techniques – entrent dans la sphère du pouvoir et deviennent sa principale préoccupation. La réflexion de Foucault a généralement été comprise comme une tentative novatrice pour introduire une nouvelle ontologie, en commençant par le corps, permettant de penser le sujet politique en dehors de la tradition dominante de la philosophie politique moderne, qui le définit comme un point de droit[2]. La biopolitique recouvre donc une sphère quotidienne de relations et d’actions sociales ostensiblement apolitiques (ou dépolitisés) – ce que Foucault appelle « l’entrée de la vie dans l’histoire » – qui n’en est pas moins investie d’effets déterminants pour la production de sujets sociaux. Ces effets, bien loin du rôle traditionnellement attribué à la politique per se, dans la mesure où ils concernent la gestion des populations, portent néanmoins directement sur la construction des enjeux des relations de pouvoir et de leur mise en place.
Pour utiliser les outils du kit conceptuel de Foucault, toutefois, nous avons estimé qu’il était non seulement possible mais nécessaire de soumettre l’occidentalisme latent et indiscutablement présent dans son œuvre à une critique attentive, tout en accédant dans le même temps à des moyens de comprendre la biopolitique dans un contexte global. La notion de « biopolitique de la traduction » acquiert une validité conceptuelle et une importance critique si l’on considère le phénomène spécifiquement moderne – ou, en d’autres termes, global – de la standardisation linguistique associée à la nationalisation et à l’appropriation des terres coloniales. Depuis la naissance concomitante de la philologie et de la biologie, la modernité est associée à l’avénement d’un imaginaire cartographique global, qui met en relation des peuples dépourvus du « souvenir » antérieur des contacts migratoires ou dotés seulement de « souvenirs enfouis » comme l’étymologie, par l’intermédiaire d’un centre impérial. Comme la transition vers une forme globale d’imaginaire spatial, la modernité commence, linguistiquement parlant, lorsque le projet de standardisation est étendu à toutes les formes de différences sociales, pour inclure des populations diverses dans un processus d’homogénéisation nationale (laquelle intervient, selon Jacques Bidet, au niveau du système mondial) et de segmentation interne (qui intervient au niveau des différences de « classe » ou de la structure)[3]. Ce processus doit être considéré, à son tour, dans le contexte des contacts avec d’autres populations globales, soumises au même processus traumatique de définition systémique et de segmentation structurelle. Ce faisant, la biopolitique de la traduction désigne cet espace d’échange et d’accumulation dans lequel la politique est apparemment préemptée par l’occurrence quotidienne de la langue. Notre recherche montre que lorsque la « traduction » est comprise selon un schéma de représentation du sujet epistémologique, elle désigne non pas l’opération qui permet de « transcender » la différence culturelle, mais bien plutôt l’opération préemptive grâce à laquelle la différence originelle – ce qui se passe quand la traduction est comprise comme un acte de pratique sociale – est segmentée et organisée selon les différents schémas de classification du savoir biologico-sociologique issu de la rencontre coloniale.
Vu sous cet angle, le régime moderne de la traduction est une forme concrète de « complicité systémique » dont la fonction primordiale est la gestion des populations dans l’optique d’une domination impériale. En d’autres termes, c’est une technique de segmentation applicable au niveau mondial et destinée à gérer les relations sociales en les obligeant à emprunter les circuits du niveau systémique. Dans les recherches de Sakai sur la structure discursive transnationale des études japonaises et du système impérial japonais ou, encore une fois, dans la relation entre le nationalisme impérial et le maintien des minorités ethniques,[4] nous apprenons que la géographie de la souveraineté nationale et de la différence des civilisations, qui constitue la carte géoculturelle et géopolitique à la fois du monde et des sciences humaines, révèle une forme significative de technologie subjective ou de technique gouvernementale qui, jusqu’à une époque très récente, a été complètement acclimatée par un discours anthropologique de « culture ». Ce n’est qu’aujourd’hui que nous commençons à entrevoir comment une multiplicité d’agencements disciplinaires formant une économie de la traduction (en place depuis l’époque coloniale, mais qui a largement survécu à sa disparition) produit en fait des sujets codés de façon différentielle, essentiellement sur le plan national/racial, dont la constitution est interdépendante et, à intervalles réguliers, effectivement complice d’un état de domination unique, mais extrêmement hiérarchisé. Notre intention, dans ce numéro de Traces, était donc de dresser une série de généalogies à l’intérieur de laquelle la « traduction » ne serait plus considérée comme une simple opération de transfert, de relais et d’équivalence, capable de combler la différence, mais en ce qu’elle assume un rôle historique vital dans la constitution du social.
Adresse versus communication :
une préoccupation poststructuraliste
Pour la suite de ce bref essai, il serait utile de regarder quelque peu en arrière, et de considérer les limites de l’approche poststructuraliste de la traduction. L’indétermination telle qu’elle apparaît sous l’angle poststructuraliste offre un point de départ fondamental, à partir duquel on peut voir comment la traduction est mobilisée sur un plan biopolitique. Notre sentiment, comme on peut le penser, est que cette indétermination doit être placée dans un contexte plus large si l’on veut qu’elle échappe à la formalisation et qu’elle nous aide à offrir une base véritablement efficace aux mouvements sociaux de pensée critique.
Les deux aspects clés de la définition de la traduction selon Sakai sont les suivants : 1) la distinction entre deux moments séparés, l’adresse et la communication et 2) la position exceptionnelle du traducteur. Ces deux aspects reflètent des préoccupations essentielles du poststructuralisme : le premier avec « l’événement de la langue »[5] au-dessus et au-delà de la signification de tout énoncé spécifique – le fait, encore inexpliqué scientifiquement, que l’énonciation linguistique en général soit possible pour les êtres humains ; le second avec la logique de l’exclusion ou de l’exception.
De l’avis de Sakai, alors que l’ « adresse » indique une relation sociale (entre l’émetteur et le destinataire du message) essentiellement pratique et performative par nature, et par là-même indéterminée et ouverte à la négociation du signifié, la « communication » nomme la représentation imaginaire de cette relation sous la forme d’une série d’unités dénotées par des identités pronominales et un contenu informatif, c’est-à-dire, qui nous sommes supposés être et ce que nous sommes supposés vouloir dire. Les théories de la communication, normatives par nécessité, laissent régulièrement dans l’ombre le fait de l’adresse en communication. Elles partent du principe extra-linguistique que « nous » sommes supposés capables de « communiquer » entre nous si « nous » formons une communauté linguistique. Sakai écrit : « S’adresser à quelqu’un ne garantit pas l’arrivée du message à destination. Ainsi, le mot ‘nous’ en tant qu’invocation pronominale au moment de l’adresse désigne une relation, par nature performative, indépendante de la question de savoir si, oui ou non, ‘nous’ communiquons véritablement cette même information ».[6] Introduire une distinction entre adresse et communication a le signalé mérite de nous offrir le moyen de concevoir l’extériorité radicale des relations sociales par rapport à la production de signification sans approche normative prédéterminée.
En soi, l’ « adresse » ne communique rien, sinon la présence de la « communication » comme une possibilité susceptible d’être réalisée ou non en cours de traduction. L’adresse est donc un déclencheur de potentialité : elle indique une relation essentielle à la mise en place de la signification et de la convocation du sens, sans pourtant signifier quoi que ce soit en particulier. Bien que cette potentialité soit inhérente à toute situation linguistique, la raison pour laquelle elle est tout spécialement évidente dans un rapport de traduction, c’est que la possibilité d’un échec, d’une « non-communication », apparaît immédiatement à toutes les parties en présence. Ce que Sakai appelle « le régime de l’adresse homolinguale »[7], par conséquent, est le modèle à partir duquel cette négativité est comprise comme une simple absence de signification, plutôt que comme une possibilité inconditionnnelle de « ne pas être » dans le contexte d’une relation positive. En d’autres termes si, au cours d’un échange traductionel, je ne vous comprends pas, ce n’est que sous l’influence de l’adresse homolinguale que je peux supposer que la raison de cette incompréhension est due à des facteurs sociologiques, telle l’appartenance à une communauté représentative. En fait, si nous n’étions pas censés nous comprendre mutuellement, nous n’aurions aucun moyen de vérifier que le problème provient d’un facteur en particulier (une appartenance commune, par exemple). Etablir une égalité entre le fait de ne pas être en communication et le fait que l’émetteur et le destinataire n’appartiennent pas au même groupe social, c’est confondre potentialité et représentation. Le fait d’être « en dehors » d’un groupe social renvoie à une question de statut, qu’on ne peut vérifier que par l’intermédiaire de protocoles de représentation (la « carte de membre » étant le plus évident). L’institution d’une adresse homolinguale est donc fondée sur un modèle de communauté distinct de la notion de communion ou de fusion – ce que Jean-Luc Nancy, dans un exposé très remarqué sur les limites philosophiques de la communauté moderne, appelle l’« immanentisme »[8]. Cependant, la force de l’adresse, inhérente à toute instance de communication sans considération du statut social représentatif, est la potentialité d’être « en dehors » de la communication. Toute instance de communication indique une potentialité (le moment de l’adresse) en même temps qu’il véhicule une signification déterminée. Cette amphibologie entraîne d’importantes ramifications pour une métaphysique de la langue révélée par la traduction. En tant que telle, celle-ci comporte deux aspects : un premier aspect est la réalité de l’événement, le fait que la langue existe ; elle indique une relation sociale (une langue est toujours à l’origine une relation entre deux ou plusieurs personnes) en même temps qu’elle signifie quelque chose en particulier. L’autre aspect est le fait que cette réalité (l’échec de la communication) ne se présente pas comme le résultat d’un pouvoir qui n’a pas été réalisé, mais plutôt comme une potentialité, un pouvoir de ne-pas-réaliser. Inutile de dire que, s’il est possible de choisir de communiquer, il est tout aussi possible de choisir de ne pas communiquer. Est-on bien certain que l’attribution de la non-communication à des facteurs « objectifs » tels que l’appartenance commune n’est pas en elle-même saturée de choix institutionnalisés non remis en cause (comme par exemple la standardisation de la langue sous des formes nationales sous les auspices de l’Etat) qui feraient de la tentative de ne pas communiquer une forme de communication? Une telle certitude ne peut être atteinte qu’au prix inacceptable d’un rejet de la notion même de construction sociale. A l’évidence, si ce pouvoir de « ne pas être » n’est pas effectif, ce n’est pas simplement à cause d’écarts présumés entre communautés linguistiques, mais aussi parce qu’essayer de communiquer, c’est s’exposer soi-même à l’extériorité, une certaine extériorité qui ne peut pas être réduite à l’externalité d’un référent par rapport à une signification.[9] La praxis sociale aujourd’hui dénotée par le mot traduction rend ce trait – commun, en fait, à tous les types d’échange linguistique – particulièrement évident, précisément parce qu’il contraste avec la représentation « étatique » des échanges entre des sphères discrètes de différence communautaire a priori. Les modes d’adresse qui prennent en compte cette facette élémentaire de l’échange linguistique constituent ce que Sakai appelle « adresse hétérolinguale ».
L’intimité hétérolinguale :
un dialogue constructif avec le poststructuralisme
Nous pouvons maintenant récapituler quelques conclusions préliminaires concernant l’adresse hétérolinguale : 1) elle n’est pas fondée sur la position que l’on adopte (ou, plus vraisemblablement, la position dans laquelle on se trouve placé), mais plutôt sur la potentialité mise en relief par la position exceptionnelle du traducteur ; 2) la pluralité des langues, dans une situation donnée, ne garantit pas en elle-même l’accès à un mode d’adresse hétérolingual, qui nécessite par ailleurs la reconnaissance et le respect de l’hétérogénéité dans toutes les situations, y compris celles dont on estime généralement qu’elles sont « monolingues » (d’où le rejet omniprésent par Jakobson de la notion de « traduction proprement dite »); 3) l’éthique de l’adresse hétérolinguale exige l’invention de nouvelles figures, qui combinent le commun et l’étranger.
Que nous apprend l’expérience de l’adresse hétérolinguale sur les relations sociales ? De façon significative, Sakai la caractérise en termes de distance: « Dans le cas qui nous occupe, l’échec de la communication signifie que chacun de nous se trouve exposé à l’autre, mais distant, sans saisir la cause de ‘notre’ séparation. »[10] Ou encore, un peu plus loin : « […] La disparité entre adresse et communication […] exprime la distance essentielle qui existe non seulement entre le destinataire et l’émetteur du message, mais aussi entre le destinataire ou l’émetteur et lui-même »[11]. L’adresse hétérolingale est donc une forme d’éthique, dans laquelle toutes les parties engagées dans la communication se gardent bien d’oublier, en ce qui concerne l’adresse, l’élément de distance inhérent à toute relation sociale.
« La façon dont on parle, c’est cela l’éthique »[12]. Telle est la formule faussement simpliste proposée par le philosophe italien Giorgio Agamben à la fin d’un travail fondateur consacré aux implications métaphysiques de l’invocation pronominale, qu’il appelle, à l’exemple de Jakobson, des « shifters » (dont l’usage oscille, exactement comme nous l’avons vu pour la traduction, entre indication et signification). L’éthique de l’énonciation selon Agamben est analysée non pas en termes de positions (comme c’était le cas pour le concept de « position énonciative » adopté par les cultural studies anglo-américaines et les politiques d’identité) mais en termes de potentialités – précisément, la potentialité de ne pas être. Pour la critique poststructuraliste de la traduction, l’intérêt se portera inévitablement sur les façons dont ces potentialités sont diversement organisées et réorganisées en modes de silence, de rhétorique et de logique.[13]
Cette éthique entraîne-t-elle seulement une injonction négative à maintenir une certaine « distance », comme le soutient Sakai, ou peut-elle au contraire permettre, voire nécessiter, certaines formes de proximité ? Si « l’ennemi intime » – pour reprendre la célèbre formule d’Ashis Nandy – est un trait saillant des relation postcoloniales, la violence, dans notre monde postcolonial, ne peut être considérée sans référence à l’intimité. Au-delà, nous aimerions poser la question suivante : dans quelle mesure l’économie de la distance requise par la relation éthique de l’adresse hétérolinguale se retrouve-t-elle au plan pratique dans d’autres relations sociales, telles que le genre, où la distinction entre public et privé est un facteur extrêmement important, ou encore, la différence intellectuelle (terme d’Etienne Balibar pour désigner la division du travail), où la distinction entre différents niveaux de connaissance joue un rôle crucial dans l’organisation de la propriété ? C’est précisément en raison de ces relations et de ces questions que la notion d’adresse hétérolinguale proposée par Sakai (sinon le concept de l’ennemi intime selon Nandy) serait particulièrement bénéfique, je crois, en tenant compte de l’appel à l’intimité exprimé par des critiques féministes postcoloniales comme Gayatri Spivak: « L’exigence d’intimité, » explique-t-elle, « débouche aussi sur la reconnaissance de la sphère publique »[14], en particulier lorsqu’elle concerne la segmentation due à la différence de classe et de genre dans un contexte de traduction postcolonial. La façon dont Spivak insiste sur l’importance, pour les traductrices féministes, d’être en mesure « [de parler][…] de sujets intimes dans la langue de l’original » peut être lue comme une invitation à repenser les frontières théoriques de la communauté – domaine, précisément, dans lequel interviennent les relations de genre. L’intimité[15] pourrait donc être comprise comme une invitation à faire obstacle à la traduction en adoptant pour soi-même une langue « non maternelle » tout en exigeant des locuteurs de langue maternelle la même propension à reconnaître, à travers des accents étrangers de toutes sortes, une nouvelle forme d’intimité sociale.
Malheureusement, la place nous manque, ici, pour examiner les modalités pratiques selon lesquelles l’intimité hétérolinguale pourrait être promue ou même instituée. Sans aucun doute, le principal obstacle rencontré au cours de cette mobilisation de la traduction contre la violence (sans aucunement nier les formes de violence métaphorique qui accompagnent inévitablement la pratique de la traduction ni les possibilités d’une formation sociale alternative, qui peuvent surgir à tout moment de l’histoire), consiste, au minimum, à éviter la fusion immédiate proposée par l’« immanentisme » de Nancy, tout aussi bien que la distanciation qui converge sans le vouloir vers un modèle fraternel de communauté. Parce que l’adresse hétérolinguale, précisément, se fonde sur le frêle potentiel ontologique de ne pas être, elle entretient une relation intrinsèque avec la notion juridico-institutionnelle de liberté, adoptée par les théoriciens du moderne Etat-nation, tel Ernest Renan, ce qui nécessite un nouvel apurement des comptes, surtout, une fois encore, dans un contexte postcolonial. Comme le notent diversement Alain Brossat, Roberto Esposito et Jacques Derrida, cette notion juridico-institutionnelle de liberté a conduit, historiquement, à une obsession d’immunité défensive – pour ne pas dire préemptive – comme revers de la notion de communauté. On peut voir le dénouement contemporain de cette obsession dans l’expansion du ressentiment politique parmi les populations des pays riches (spécialement la notion contemporaine de « retour à l’Occident »), et dans la tendance à utiliser les instruments du pouvoir global – le droit, en particulier – de façon unilatérale.
Les dimensions historiques du droit international dans un contexte (post-)colonial, à n’en pas douter, constituent l’un des domaines d’étude, outre le genre, dans lequel la traduction pourrait s’appliquer le plus utilement au problème de la violence. Un corpus de plus en plus important de recherches engagées, parmi lesquelles il faut distinguer tout particulièrement les écrits de Blanco, Liu, Dudden et Derrida[16], montre que la traduction a joué un rôle biopolitique crucial dans la transition entre les anciens royaumes impériaux et un monde global unique, divisé selon un système géoculturel d’Etats-nations souverains et de marchés du travail migratoires, sous la férule d’un centre dominant. La traduction ne fait pas seulement l’Histoire (au sens moderne de subjectivité), mais, ce qui est tout aussi important, elle fait aussi un Monde (cadre ou terrain sans lequel cette subjectivité s’avèrerait impossible). L’héritage de ce régime moderne de la traduction ne se limite pas à l’injustice historique inscrite dans le cadre même du droit international et des divisions géoculturelles auxquelles il préside de façon normative, c’est-à-dire qu’elle ne se limite pas à l’héritage eurocentrique de l’Histoire du Monde en tant que telle, mais qu’elle en arrive à recouvrir jusqu’aux divisions disciplinaires des sciences humaines, aux présupposés anthropologiques sur lesquels elles se fondent (aujourd’hui encore) et, plus pertinemment encore, aux divisions géopolitiques de l’ordre mondial (post-)colonial, qui organise, justifie et rationalise la violence biopolitique.
On pourrait citer l’évaluation critique, par Frances Daly, de la tentative d’Agamben pour repenser les catégories de l’ « individu », du « citoyen », de la « souveraineté » et de la « volonté générale » qui sous-tendent le discours des droits humains, comme un dernier exemple de dialogue constructif avec le poststructuralisme, lequel se révèle indispensable pour façonner un nouveau concept d’intimité hétérolinguale, susceptible d’être mobilisé à l’échelle mondiale contre la violence biopolitique contemporaine. L’analyse de Frances Daly gagnerait, à mon sens, à être complétée (et certainement modifiée) par l’élargissement du champ de ce dialogue, en y incluant non seulement la réinscription postructuraliste des droits, mais aussi la langue (toutes deux étant, dans le cas d’Agamben comme dans celui de Derrida, intrinsèquement liées). De fait, Daly renvoie implicitement à cette connexion quand elle écrit que la « tentative de débarrasser […] les Etats-nations de la catégorie des réfugiés [pour couvrir la violence de l’exclusion] »[17] est à la fois linguistique et pratique.
Ce qui est très exactement le domaine de l’adresse hétérolinguale…[1] Traces est publié en anglais, en chinois, en japonais et en coréen. L’édition anglaise du numéro 4, « Translation, Biopolitics, Colonial Difference », est publiée par Hong Kong University Press (2006). Un essai présentant ce travail au public francophone et établissant un parallèle avec la naissance du post-fordisme a été publié dans le numéro 29 de la revue française Multitudes. Cf. Jon Solomon & Naoki Sakai, traduction Christophe Degoutin, « Traduction, biopolitique et différence coloniale », in: Multitudes No. 29, été 2007, pp. 5-13.
[2] Maurizio Lazzarato, traduction Ivan Ramirez, « From Biopower to Biopolitics », in: Pli 13, 2002, pp. 100-111.
[3] Cf. Jacques Bidet, Théorie Générale, Paris: Presses Universitaires 1999.
[4] Naoki Sakai, « You Asians », in: The South Atlantic Quarterly, Harry D. Harootunian & Tomiko Yoda ed., vol. 99, no. 4, Fall 2000, pp. 789-818; « Subject and Substratum », in: Cultural Studies, vol. 14, no. 3 et 4, 2000, pp. 462-530.
[5] Cf. Christopher Fynsk, Language and Relation…That there is language, Stanford: Stanford University 1996.
[6] Naoki Sakai, Translation and Subjectivity (ci-après abrégé en TS), Minneapolis: University of Minnesota, 1997, pp. 4-5.
[7] Naoki Sakai, TS, p. 6.
[8] Jean-Luc Nancy, traduction Peter Conner, et. al., The Inoperative Community, Minneapolis: Minnesota 1991, p. 3.
[9] Cf. Naoki Sakai, TS, p. 7.
[10] Ibid., souligné dans l’original.
[11] TS, 9. Souligné dans l’original.
[12] Giorgio Agamben, traduction Marilène Raiola, Le langage et la mort. Un séminaire sur le lieu de la négativité, Paris: Christian Bourgois Editeur, p. 195.
[13] Cette classification en trois parties est tirée de Gayatri Spivak, « The Politics of Translation », in: G. Spivak, Outside in the Teaching Machine, New York: Routledge 1993, p. 179-200. Dans une étude comparative consacrée à Agamben et aux théoriciens post-coloniaux tels que Lydia Liu et Naoki Sakai, nous avons démontré, notamment, comment « l’Occident » comme sujet hégémonique se constitue – dans l’œuvre même d’Agamben, par exemple – grâce à la mise en œuvre de ces shifters métaphysiques dans l’opération de traduction. Cf. Jon Solomon, « Translation as a Critique of the West: Sakai, Agamben, and Liu », présenté à l’université d’été de Chilhac, France, en septembre 2007, organisé conjointement par le département de Philosophie, Paris VIII, et l’Institute for Social Theory, Chiao Tung University.
[14] Gayatri Spivak, « The Politics of Translation », in: G. Spivak, Outside in the Teaching Machine, New York: Routledge 1993, p. 188.
[15] Je me contenterai, faute d’une analyse détaillée dans un espace réduit, de renvoyer au concept prometteur de la caresse en traduction, proposé par Sathya Rao. Cf. Sathya Rao, « Peut-on envisager l’avenir de la traduction sans plaisir ? Pour une érotique du traduire », in: META, vol. 50, n°4, décembre 2005; http://www.erudit.org/livre/meta/2005/000222co.pdf.
[16] John D. Blanco, « ‘Within and Outside My Ill-Fated Land’: The Philippines between Christendom and the Eurocentric World-Order », manuscrit inédit; Jacques Derrida, The Eyes of the University, Stanford: Stanford 2004; Alexis Dudden, « Japan’s Engagement with International Terms, » in: Lydia Liu (ed.), Tokens of Exchange: the Problem of Translation in Global Circulation, Durham: Duke 1999, pp. 165-191; Lydia Liu, Clash of Empires, Cambridge: Harvard 2004; et Tobias Warner, « Bodies and Tongues: Alternative Modes of Translation in Francophone African Literature, » in: Naoki Sakai and Jon Solomon (sous la direction de), Translation, Biopolitics, and Colonial Difference, Traces No. 4, Hong Kong: Hong Kong University 2006, pp. 295-324. J’entreprends actuellement un projet similaire sur un intellectuel japonais, Shinobu Jumpei (1871-1962) qui, dans les années 1930, alliait une critique de l’extraterritorialité et du droit international à la défense du nationalisme impérial japonais.
[17] Frances Daly, « The non-citizen and the concept of ‘human rights’ », in: Borderlands e-journal Vol. 3, No. 1, 2004, disponible en ligne sur http://www.borderlandsejournal.adelaide.edu.au/vol3no1_2004/daly_noncitizen.htm