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26 06 06

2006 – 1892 = 114 ans

Videoloop, 7 min., 2006

Traduit par Nicole Weiss

Brigitta Kuster & Moise Merlin Mabouna

Note d’intention (Brigitta Kuster)

2002, alors qu’on travaille sur notre film rien ne vaut que la vie, mais la vie même ne vaut rien, Moise Merlin Mabouna écrit les noms de son grand-père paternel, Amatagana Bisselé Joseph, dans mon carnet. Aujourd’hui, en regardant cette page de mon carnet, je me dis que c’est à ce moment-là déjà qu’on a en quelque sorte pris la décision tacite, bien qu’on ne saisissait pas encore toute sa signification et sa portée, d’attacher de l’importance à ces noms et leurs corollaires. Au fin fond de la Saxe-Anhalt, «parqué» dans un centre pour requérants d’asile, Moise rappelle qu’un conflit avait dû avoir lieu avec les colonialistes allemands à Balamba (Cameroun), au cours de laquelle son grand-père avait été tué.
Aujourd’hui, à la vue de cette note, mon embarras, révélé par exemple par la remarque entre parenthèse «village» à côté du mot Balamba, m’amuse et je me souviens de mon excitation de l’époque, entre autres parce que ce nom m’avait directement confrontée à cette lacune de ma conception du monde : l’histoire du colonialisme, en particulier celle de l’Allemagne et de la Suisse.

Nos recherches, encore en cours aujourd’hui, sur les événements historiques de la guerre coloniale dans la région de Balamba nous ont conduits dans les bibliothèques et archives de Berlin et de Yaoundé, où sont conservés les documents considérés actuellement comme les témoignages pertinents de l’époque coloniale. Les documents écrits de cette époque – généralement sous forme de rapports concernant des expéditions ou la situation des postes coloniaux –  et les cartes [1] reflètent les expériences des colonialistes allemands et révèlent, du point de vue actuel, la réécriture par la violence d’un continent dit sans histoire (Hegel) ou le défrichement d’une terra nullius.

Carnet 2002, Brigitta Kuster & Moise Merlin Mabouna


Croquis d’itinéraire 1892, Hans Ramsay
Extraits de l’itinéraire dessiné par l’officier allemand Hans Ramsay («Sud du Cameroun, arrière-pays, expédition no 10»), qui inclut cette région biopolitiquement dans la langue allemande, la qualifie et l’encode, et ce faisant désigne de manière erronée, comme dans beaucoup d‘autres cas, Balamba par «Wintshoba».

Préoccupé-e-s par l’eurocentrisme de l’organisation de ces sources de l’histoire coloniale, en particulier des sources primaires concernant nos recherches, notre attention a été attirée par la représentation d’une «zone de contact» comme la propose Mary Louise Pratt. En opposition au mythe du «premier contact» et des «indigènes» construits par lui, la notion de la zone de contact essaye d’articuler ces «espaces sociaux», «dans lesquels des cultures disparates se rencontrent, se heurtent et débattent ensemble dans des rapports souvent très asymétriques entre dominance et soumission» (Mary Louise Pratt: Imperial Eyes, 1992). Dans une telle perspective, ces premiers documents écrits concernant la région de Balamba à l’époque de l’annexion par le projet colonial allemand peuvent être pensés a posteriori et sur le plan historique non plus simplement comme la version unilatérale, telle que mise en scène par ces documents, d’une ‘découverte’ et d’une entrée dans l’histoire avec un grand H : les positions des «colonisés» et des «colonisateurs» ne sont pas simplement déjà données, mais elles se figent seulement dans et par les réalisations et pratiques appliquées dans les zones de contact afin de devenir ce qu’on peut appeler des relations coloniales. Une zone de contact mobilise les corps; bien que jamais exempte de rapports de force, elle reste une relation avec des potentialités, même si elle a tendance à les conclure. Elle implique des ambivalences tels que malentendus, désorientations, pertes de contrôle et de signification; elle provoque une déstabilisation des deux côtés de la rencontre: comment donner un sens à l’autre et au projet incompréhensible de l’autre sans se perdre soi-même? La viabilité incertaine d’une zone de contact ne peut être appréhendée ou racontée qu’au moyen d’astuces de traduction: sous la forme d’une représentation, d’un transfert dans un système de signification donné. Lu aujourd’hui comme le résultat d’une telle transaction, l’itinéraire de Ramsay se montre truffé, dans une certaine mesure, de traces d’interpénétration, de ruptures ou de différences évidentes.

D’une part, nos recherches peuvent donc tenter de lire les documents coloniaux des années 1890, à la lumière du concept de la zone de contact, «entre les lignes», «à contre-courant» ou, si on veut, les «déconstruire». D’autre part, le concept de la zone de contact mis en rapport avec nos propres constructions de sens et actes de transfert – politiquement motivés, mais aussi involontaires – des événements du passé dans notre présent (c.-à-d. qui est-ce qui interprète, suite à cette zone de contact dans un carnet en Saxe-Anhalt en 2002, pourquoi et comment les événements de 1892 à Balamba) peut nous insuffler encore une autre idée, peut-être encore plus décisive:
En partant de l’idée conceptuelle de la zone de contact, pouvons-nous inventer un concept pour notre propre recherche et nos propres constructions de sens, qui ne consolide, ni n’aplanisse les différences entre nous, différences dont cette entreprise elle-même est tributaire et qui sont créées aussi par elle? Ou formulé plus étroitement en rapport avec l’idée que nous nous occupons dans notre recherche d’un même objet qui nous serait ainsi commun: ne pourrait-on remonter le fil du discours colonial et son imposition autoritaire d’une vérité historique, dont les effets se font ressentir encore aujourd’hui, jusqu’à laisser à nouveau la place aux ambivalences et aux déstabilisations d’une zone de contact?

De ces réflexions est née l’idée d’aller à la recherche d’une telle possibilité en repérant les mises en scène de la représentation et de la thématisation des événements de 1892 – appartenant au domaine de la colonisation, considéré en particulier en Suisse et en Allemagne comme terminé depuis longtemps et relégué dans l’histoire – dans les configurations de nos inquiétantes contemporanéités. Elles sont là où nous vivons, tout simplement ; elles tissent toutefois une toile des différentes formes de savoir et d’images mnésiques, dans laquelle la plausibilité de nombreuses représentations amène immédiatement la question de la contextualisation et de l’(auto-)inscription.

S’agissant donc pour nous de la tentative de dégager les transcriptions des événements du passé dans notre présent et d’effectuer ainsi une espèce de translocation de nos repères, cette intention a encore été influencée par un autre aspect:
Il existe en effet un autre savoir sur les événements de 1892 que celui qui se trouve dans les archives et les documents, un savoir qui se nourrit de l’oralité. Les réponses données par les gens de Balamba aux questions posées par Moise ont apporté non seulement une datation de la guerre correspondant exactement aux documents allemands, à savoir mars 1892, mais aussi une localisation précise de la scène à Mamba, déserté aujourd’hui. Au cours des hostilités avec le blanc, conduites par le chef Bisselé Akaba, fils d’Akaba, père d’Amatagana Bisselé Joseph et arrière-grand-père de Moise Merlin Mabouna, celui-là a été déporté jusqu’à Yoko, à plus de 317 km de distance, où il a été torturé et exécuté: ainsi le veut la tradition orale. En outre, surgit ici Amanaba wa Mangoag, entre-temps décédé depuis longtemps, du haut de ses aujourd’hui 148 ans – âge qui semble à première vue, du moins pour moi, très mystérieux – en tant que témoin direct de ces événements (que les documents ne mentionnent nulle part). Pour calculer son âge en tant que témoin oculaire actuel, on prend les 34 ans qu’Amanaba avait lorsqu’il est entré au service du chef Bisselé Akaba, et les 114 années qui se sont écoulées depuis les événements dont il témoigne jusqu’en 2006, donc jusqu’à aujourd’hui. – Quelle importance accorder à son entrée en scène?

Depuis l’indépendance et les mouvements de libération nationalistes dans les années 1960, l’oralité est l’objet d’un débat méthodologique controversé de l’historiographie du continent africain sur son potentiel d’écrire une histoire des Africain-e-s différente de celle des Européen-ne-s en Afrique, d’un «point de vue africain», comme une reconstitution, qui se dresse aussi par exemple contre le fait que les archives coloniales passent sous silence toute capacité d’action et de résistance (anticoloniale). En font partie des travaux innombrables, mais également des classiques entre-temps intégrés dans l’académie euro-américaine tel que De la tradition orale de Jan Vansinas paru en 1959, ou l’œuvre pionnière de Joseph Ki-Zerbo, premier professeur d’histoire africain à la Sorbonne à Paris, Histoire de l’Afrique noire, parue en 1978. Chez Ki-Zerbo, je trouve un recueil de règles de la tradition orale couchées sur le papier [2]:
«En 1960 un vieillard de 80 ans peut témoigner sur des événements survenus vers 1830, s’il a pu écouter, à l’âge de 15 ans, en 1895, des récits de son grand père né en 1815 », affirme-t-il en 1961.
Je commence à deviner comment, dans le cas de l’oralité de Moise Merlin Mabouna, qui écoute avec moi ce que raconte son père, Jean-Pierre Mabouna, une chaîne de transmission qui passe par son grand-père, Amatagana Bisselé Joseph et remonte jusqu’au témoin oculaire Amanaba wa Mangoag, met en évidence les événements de 1892 et les amène, contrairement à l’écriture qui ne modifie plus son corps textuel et a tendance à le décontextualiser, dans le présent d’une relation sociale entre narrateur(s) et narrataire(s).

Quel sens donner à tout cela? Ce savoir – ou peut-être plus précisément une telle audience – n’exige-t-il pas un autre usage que celui qui le considère comme un complément des recherches dans les archives [3], et en quoi pourrait-il alors consister? En l’estime d’une sorte d’,authenticité africaine‛ de cette tradition du savoir? Quelle en est la signification depuis nos positions respectives, la mienne et celle de Moise? C’est peut-être justement par cette tentative de collaboration que nous comprenons que le fait de faire référence à une ‚authenticité africaine‛ porte une ambivalence en soi, qui pour ainsi dire voile son visage européen. Le philosophe V. Y. Mudimbe revendique plus de clairvoyance face à la notion ‚Afrique‛, définition dépendante de et inventée par la pensée occidentale: «Cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs.» (V. Y. Mudimbe: L’Odeur du père, cité par Boubakary Diakité). Le même Mudimbe met également en garde contre le fait de décontextualiser la tradition orale et de la transférer dans une langue et un cadre conceptuel européens. Au lieu de la renvoyer à sa propre existence et sa propre signification, elle se retrouverait ainsi soumise à un ordre théorique qui la réduirait à une fonction illustrative. Il critique une prise en considération de la tradition orale qui se préoccupe uniquement de la question de la relation méthodologique entre divers concepts et qui s’engage, correctement appliquée, à transcrire avec plus de précision une réalité empirique. Au lieu de ça, il renvoie au problème plus profond des principes explicatifs de modèles scientifiques et philosophiques:

„How can one reconcile the demands of an identity and the credibility of a knowledge with the process of refounding and reassuming an interrupted historicity within representations? Moreover, could not one hypothesize that, despite the cleverness of discourses and the competency of authors, they do not necessarily reveal la chose du texte, that which is out there in African traditions, insistent and discrete, determining the traditions yet independent from them? Colonialism and its trappings, particularly applied anthropology and Christianity tried to silence this. African discourses today, by the very epistemological distance which makes them possible, explicit, and credible as scientific or philosophical utterances, might just be commenting upon rather than unveiling la chose du texte. This notion, which belongs to hermeneutics, and which according to Ricoeur’s proposition calls for an obedience to the text in order to unfold its meaning, could be a key to the understanding of African gnosis.“

(V.Y. Mudimbe: The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, 1988)

 

Yaoundé, 2005, aux archives                            Mamba, 2005, Jean-Pierre Mabouna

 

Peut-être que notre premier travail de vidéo intitulé 2006 – 1892 = 114 ans / jahre représente une sorte de tentative de proposer une voie pour se conformer au texte qui ramène à Amanaba wa Mangoag, voie qui doit être suivie par d’autres:

En obéissant au recueil de règles écrites sur les témoignages oraux de Joseph Ki-Zerbo, ce film remonte la route des Manguiers Allemands [4] – à l’encontre de l’oubli dans lequel le projet colonial est tombé – jusqu’au premier endroit de sa re-présence là où en 2002 surgissait notre ‚fausse‛ note: entre-temps se dessine là, au bord de la Route allemande des allées de Brandebourg à Dessau bien loin des essences de l’eurocentrisme ou de l’anti-eurocentrisme, qui sont selon Jacques Derrida tous deux des symptômes d’une culture missionnaire et coloniale, l’esquisse d’un paysage mnésique qui oscille entre Brandebourg en Allemagne et Balamba/Mamba au Cameroun. C’est ici, dans la migration qu’existent des perspectives qui parcourent, sillonnent ou éludent les frontières continentales et nationales: elles sont caractérisées par une mobilité conflictuelle des corps et de leurs signes. Mais peut-être promettent-elles aussi un avenir qui sera post-colonial, puisqu’elles transcontinentalisent la voix de l’histoire, et qu’elles «imbriquent» dans la construction «un ici et un ailleurs», comme l’explique Achille Mbembe dans le Monde Diplomatique de mai 2006. Il esquisse là une nouvelle approche, l’afropolitanisme, qui rejette les paradigmes du nationalisme anticolonial, du ,socialisme africain‛ et des diverses variantes du panafricanisme afin de se porter bien plutôt, avec la question: «,Qui est africain‛– et qui ne l’est pas?», vers une histoire et un avenir dans la perspective de la mobilité – «immersion» et «reconfiguration». Le film 2006 – 1892 = 114 ans / jahre trouve non seulement une imbrication spatiale – entre ,l’Afrique‛ et ,l’Allemagne‛– mais aussi une imbrication temporelle entre deux absences – 2006 et 1892. Et sans vraiment connaître sa trajectoire, il essaye surtout une chose: échapper à la place qu’on attribue à ces imbrications.

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[1] Les photos concernant le début des années 1890 sont, pour des raisons techniques et climatiques, plus rares et concernent plutôt les événements se déroulant dans des régions plus côtières.

[2] Il semble symptomatique que l’oralité que ce texte cherche à saisir et transmettre soit dotée d’une matérialisation écrite, dont la textualité constitue justement pour son articulation une espèce d’entrave.

[3] Albert Pascal Temgoua insiste sur ce point du vue quand il écrit: «Ces dernières [les sources orales], il faut bien le dire, ont le mérite de présenter une vision du dedans, et se posent comme un impératif catégorique dans la recherche historique en Afrique. (...) Elles peuvent merveilleusement compléter bien des sources allemandes tout en facilitant la critique.» (A. P. Temgoua: «Souvenir de l’époque coloniale allemande», dans: Michels/Temgoua (éd.), La politique de la mémoire coloniale en Allemagne et au Cameroun – The politics of colonial memory in Germany and Cameroon, Münster 2005).

[4] Manguiers Allemands, c’est ainsi qu’on appelle au Cameroun les manguiers que les Allemands ont plantés vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle le long de leur route sous forme d’allées. Une telle allée existe encore aujourd’hui dans le centre de Yaoundé, à proximité du Ministère des finances, à l’endroit même de l’ancien «poste allemand». La mangue, en provenance d’Inde, n’a été introduite en Afrique qu’au cours du XIXe siècle.

Brigitta Kuster

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