06 2006 Le « pluralisme sémiotique » et le nouveau gouvernement des signesHommage à Félix GuattariPour Félix Guattari, le capital est beaucoup plus qu’une simple catégorie économique relative à la circulation des biens et à l’accumulation. C’est une catégorie sémiotique qui concerne l’ensemble des niveaux de la production et l’ensemble des niveaux de stratification des pouvoirs. Le Capital, selon une définition qui remonte aux années 70, est un « opérateur sémiotique ». Les composantes sémiotiques du capital fonctionnent toujours sur un double registre. Le premier est celui de la « représentation » et de la « signification » organisées par des sémiotiques signifiantes (la langue) en vue de la production du « sujet », de l’ « individu », du « je ». Le deuxième est le registre machinique organisé par des sémiotiques a-signifiantes (telle la monnaie, les machines analogiques ou numériques de production d’images, de sons et d’informations, les équations, les fonctions, les diagrammes de la science, la musique etc.) qui « peuvent mettre en jeu des signes ayant par ailleurs un effet symbolique ou signifiant, mais dont le fonctionnement propre n’est pas symbolisme ou signifiant ». Ce deuxième registre ne vise pas la constitution du sujet, mais la capture et l’activation des éléments pre-subjectifs et pre-individuels (affects, émotions, perceptions) pour les faire fonctionner comme des pièces, de rouges de la machine sémiotique du capital. Le système capitaliste, à travers la représentation et la signification, produit et distribue des rôles et des fonctions, il nous équipe d’une subjectivité et il nous assigne à une individuation (identité, sexe, profession, nationalité etc.), de façon que tout le monde est pris dans un piège sémiotique signifiant et représentatif. Cette opération d’ « assujettissement sociale » à des identités et à des rôles établis (« subjectivité rationaliste capitaliste »), passe par la subordination de la multiplicité et l’hétérogénéité des sémiotiques pre-signifiantes ou symboliques au langage et à ses fonctions de représentation et de significations. Les sémiotiques symboliques corporelles (tout moyen d’expression pre-verbal, corporel, iconique – la danse, la mimique, la musique, une somatisation, une crise nerfs, une crise de larmes, des intensités, des mouvements, des rythmes, etc.) ne dépendent ni du langage signifiant, ni de la conscience. Elles ne mettent pas en jeu un locuteur et un auditeur parfaitement discernables comme dans le modèle communicationnel et langagier et la parole n’occupe pas une place de premier plan. Ces sémiotiques sont animées par les affects et donnent lieu à des relations qui sont difficilement assignables à un sujet, à un moi, à un individu. Elles débordent les limites subjectives individualisante (des personnes, les identités, les rôles et les fonctions sociales) à l’intérieur desquelles le langage voudrait les enfermer et les réduire. Le « message » ne passe pas par des chaînes linguistiques mais par le corps, des postures, des bruits, des images, des mimiques, des intensités, des mouvements, des rythmes, etc. L’utilisation de sémiotique signifiantes a, selon Guattari, les conséquences suivantes : « La subjectivité pathique [affective; M. L.] qui est à la racine de tous les modes de subjectivation, est occultée […] et tend à être constamment évacuée des rapports de discursivité alors que les opérateurs de discursivité sont essentiellement fondés sur elle. » Le fait de rabattre ces modalités d’expression sur les sémiotiques signifiantes est une opération politique, puisque, d’une part, la « prise de signification est toujours inséparable d’une prise de pouvoir » et que, d’autre part, il n’y a pas de signifiance et de représentation, indépendante des significations et représentations dominantes. La puissance d’agir des signes linguistiques et non linguistiques est pliée à la logique de la représentation et de la signification qui neutralisent et répriment toutes autres fonction du langage et de signes. Il y a une prétention commune à la logique capitaliste de sociétés disciplinaires et à la logique socialiste et communiste : le rapport au réel doit passer forcement par une médiation. Sans signification et sans représentation, il n’y a pas d’accès au réel. Dans la tradition du mouvement ouvrier, il n’y a pas de politique possible sans « prise de conscience » (signification) et sans « représentation » du peuple ou de la classe par le « parti ». Sémiotique et politique, gouvernement des signes et gouvernement de l’espace politique sont étroitement liées. Le concept d’assujettissement social de Guattari recoupe en plusieurs endroits le concept de « gouvernement par l’individualisation » qui, selon Foucault, caractérise les sociétés disciplinaires. Les fonctions d’ « asservissement machinique » par contre, ne trouvent aucune correspondance, ni dans les théories politiques, ni linguistiques et constituent une de contribution fondamentales de Deleuze et Guattari à la compréhension des sociétés contemporaines. Le registre machinique de la production sémiotique du Capital fonctionne sur la base de semiotique a-signifiantes qui se branchent directement sur le corps (sur les affects, les désirs, les émotions et les perceptions) par des signes qui, au lieu de produire une signification, déclanchent une action, une réaction, un comportement, une attitude, une posture. Ces sémiotiques ne signifient pas, mais mettent en mouvement, activent. La monnaie, la télévision, la science, la musique etc., peuvent fonctionner comme des machines de production des signes qui écrivent à même le réel et à même le corps, sans passer par une signification ou une représentation. La circulation de la peur, de l’angoisse ou de la panique qui constituent l’atmosphère et la tonalité dans lesquelles baignent nos sociétés « sécuritaires » sont déclanchés par des machines des signes qui ne s’adressent pas à la conscience, mais directement au système nerveux, aux affects, aux émotions. Lés sémiotiques symboliques du corps, au lieu d’être centrées sur la langue, sont activité en tant que telle par la production industrielle, machinique, non humaine des images, sons, paroles, intensités, mouvements, rythmes, etc. Si les sémiotiques signifiantes ont une fonction d’aliénation subjective, d’ « assujettissement social », les sémiotiques a-signifiantes ont une fonction d’ « asservissement machinique ». Les sémiotiques a-signifiantes opèrent une synchronisation et une modulation des composantes pre-individuelles et pre-verbales de la subjectivité, en faisant fonctionner les affects, les perceptions, les émotions etc., comme des pièces, des composantes, des éléments d’une machine (asservissement machinique). Nous pouvons fonctionner tous comme des composants d’input/output de machines sémiotiques, comme des simple relais de la télévision ou d’Internet, qui font passer et/ou empêchent le passage de l’information, de la communication, des affects. À la différence des sémiotiques signifiantes, les sémiotiques a-signifiantes ne connaissent ni les personnes, ni les rôles, ni les sujets. Alors que l’assujettissement engage des personnes globales, des représentations subjectives molaires aisément manipulables, « l’asservissement machinique agence des éléments infrapersonnels, infrasociaux, en raison d’une économie moléculaire du désir ». La puissance de ces sémiotiques réside dans le fait qu’elles passent à travers les systèmes de représentation et de signification dans lesquels « se reconnaissent et s’aliènent les sujets individués ». L’asservissement machinique n’est donc pas la même chose que l’asservissement social. Si ce dernier s’adresse à la dimension molaire, individuée de la subjectivité, le premier active sa dimension moléculaire, pre-individuelle, transindividuelle. Dans le premier cas, le système parle et fait parler. Il indexe et rabat la multiplicité des sémiotiques pré-signifiantes et symboliques sur le langage, sur les chaînes linguistiques, en privilégiant ses fonctions représentatives. Tandis que, dans le deuxième cas, il ne fait pas de discours, il ne parle pas, mais il fonctionne, il met en mouvement, en se connectant directement sur le « système nerveux, sur le cerveau, sur la mémoire, etc. » en activant des relations affectives, transitivistes, transindividuelles difficilement attribuable à un sujet, à un individu, à un moi. Ces deux registres sémiotiques travaillent ensemble à la production et au contrôle de la subjectivité à la fois dans sa dimension molaire et moléculaire. Comme nous allons voir, les mêmes dispositifs sémiotiques peuvent être à la fois des dispositifs d’asservissement machinique et d’assujettissement social (la télévision, par exemple, peut nous constituer en sujet, en usager ou bien nous utiliser comme des simples relais qui font passer une information, une communication ou des signes qui déclanchent une action-réaction !). Nous avons le privilège d’être soumis à la fois aux effets des uns et des autres. La valorisation des sémiotiques symboliques ou pré-signifiantes et l’affirmation de leur créativité et de leur puissance d’agir indépendantes du langage, accompagne et favorise l’affirmation politique des minorités dans les années 60 et 70. Ces matières et ces modalités d’expressions sont en effet celles des minorités : des femmes, des enfants, des fous, des malades, des minorités sexuelles, linguistiques et sociales. En réalité, il s’agit des sémiotiques et de modalités d’expression de « tout le monde », puisqu’il s’agit des sémiotiques et des modalités d’expression du corps. Le pluralisme sémiotique est une pièce maîtresse de la critique de la subjectivité « majoritaire » des sociétés capitaliste opéré par Deleuze et Guattari. Dans ces conditions, le problème politique de Guattari est de distinguer radicalement « une politique de la signification » d’une « politique de l’expression » qui soit également une politique de l’ « expérimentation ». Tache ingrate puisque toute l’histoire du mouvement ouvrier et notamment de sa composante marxiste a pratiqué des processus de subjectivation en pleine syntonie avec les politiques de signification et de représentation de sociétés disciplinaires (le rapport au réel doit passer par la conscience et la représentation). Il faut insister sur le sens et le rôle qui jouent les sémiotiques a-signifiantes (la monnaie, les dispositifs de production machiniques des images, de sons, des paroles, , les signes, les équations, les formules utilisés par la science, la musique, etc.) puisque la plupart des théories linguistiques et politiques les ignorent, alors qu’elle constituent les pivot des nouvelles formes de gouvernement capitaliste. C’est à partir d’elle qu’une nouvelle distribution entre discursif et non discursif se met en place. Les théories linguistiques et la philosophie analytique méconnaissent leur existence et leur fonctionnement car elles supposent que la production et la circulation des signes et des paroles est une affaire essentiellement humaine, d’ « échange » sémiotique entre les hommes. Elles se font une conception logo-centrique de l’énonciation, alors qu’une partie croissante des énonciations et de la circulation des signes est produite et travaillée par des dispositifs machiniques (télévision, cinéma, radio, internet, etc.). Ici l’énonciation est encore territorialisé et logo-centrique, alors que le capitalisme se caractérise par une énonciation déterritorialisée et machino-centrique. Les médias et les télécommunications doublent les anciens rapports « oraux et scripturaux », en configurant des nouveaux agencements d’énonciation (individuels et collectifs). Les théories qui font de la parole et du langage la plus importante ou exclusive forme d’expression politique (Arendt, Rancière, Virno) semblent méconnaître tout autant les sémiologies à-signifiantes, puisque le processus de subjectivation (Rancière) ou d’individuation (Virno) se déroule dans un espace public conçu comme une scène théâtrale où les sujets politiques se constituent dans leur dimension molaire et représentative, en mimant la performance de l’artiste ou de l’orateur devant un public. La métaphore théâtrale me semble particulièrement dommageable pour appréhender l’espace politique contemporain. (Walter Benjamin : « Cette nouvelle technique, vide les parlements comme les théâtres. ») Le processus de subjectivation ou d’individuation est alors mutilé car les sémiotiques et les machines a-signifiantes redessinent et reconfigurent complètement l’espace public et ses modalités d’expression, en affectant directement et profondément la « parole politique ». Cette dernière ne peut plus être décrite par le fonctionnement de la puissance d’agir du langage telle qu ‘elle s’exerçait dans la « polis » grecque comme, à la suite de Hanna Arendt, font toutes ces théories. Dans l’espace public contemporain, la production de la parole est organisée « industriellement, plutôt que « théâtralement ». Le processus de subjectivation ou d’individuation ne peut pas être réduit à l’ « assujettissement sociale », en faisant complètement l’impasse sur l’ « asservissement machinique ». Paradoxalement, avec toutes ces théories politiques et linguistiques contemporaines qui font directement ou indirectement référence à la polis et/ou au théâtre nous sommes dans une situation pré – capitaliste. Selon Deleuze et Guattari, l’usage capitaliste du langage se réalise et devient concret seulement lorsque apparaissent les moyens techniques d’expression qui correspondent au décodage généralisé des flux qui caractérise le capitalisme. Le flux électrique peut être considéré comme la réalisation d’un tel flux. Le flux électrique ne produit pas des symboles et de signification, mais des point-signes sans signification qui produisent des flux d’images, de sons, de paroles qui peuvent par ailleurs en assumer une. En tant que tel, le flux électrique est indifférent à ses produits. Bill Viola, un artiste vidéo, nous décrit comment ce flux a-signifiant fonctionne : « l’image vidéo est un motif d’ondes stationnaires d’énergie électrique, un système vibratoire composé des fréquences spécifiques comme celle que l’on s’attendrait à trouver dans n’importe quel objet sonore ». Comment on passe des fréquences et des amplitudes des ondes électriques (signes qui n’ont pas des significations) à des images, des sons et des paroles qui véhiculent des significations ? Par modulation. Le sens ce de concept que Deleuze utilise pour expliquer le dispositif de pouvoir de société de contrôle et qu’il oppose au « moulage » de société disciplinaire, il faut le chercher ici, dans la machine vidéo. La télévision est un dispositif qui module l’onde porteuse (de message) en agissant à la fois sur son amplitude et sa fréquence. La caméra ne saisit pas les images, mais les ondes qui les constituent en les composant et les décomposant par modulation. La production et la transmission d’une image est en réalité la modulation des vibrations, des ondes électriques, de la « poussière visuelle » selon une belle image de Bergson. Nous avons donc une ligne (une onde) abstraite et non figurative, un flux analogique d’onde électriques qui vibrent comme un objet sonore et un dispositifs de modulation (télé, radio, ordinateur) qui se branche directement sur les flux analogiques en produisant des figures, des paroles, de sons. La modulation est modulation des mouvements, des flux, des intensités, des vibrations, des rythmes d’un monde avant l’homme (un monde avant l’image, telle que nous la percevons, un monde avant le son tels que nous l’entendons, un monde avant la parole telle que nous l’articulons). Un monde de l’ « expérience pure », avant la cristallisation de l’objet et du sujet. Un monde non « humain » , puisqu’il dépasse nos capacités de percevoir ces mouvements, ces intensités, ces rythmes.Tout est mouvement dans la vidéo, tout est temps. Mais de mouvements et des temporalités non « humains ». « La division en lignes et trames sont uniquement des divisions dans le temps : ouvertures et fermetures de fenêtres temporelles qui délimitent des périodes d’activité à l’intérieur du flux électronique. L’image vidéo est donc un champ énergétique vivant et dynamique, une vibration qui prend une apparence solide seulement parce qu’elle dépasse notre capacité de discerner des intervalles de temps aussi fins. » (Bill Viola) En modulant ces intensités, ces rythmes, ces mouvements, les machines a-sémiotiques travaillent les conditions d’émergence de l’image, de la parole, du son, c’est-à-dire les conditions d’émergence de l’action, de la perception, de l’énonciation. C’est de là qu’elles tirent leur puissance puisqu’elles travaillent l’ensemble des composantes de processus de subjectivation (linguistiques et symboliques), mais en partant de ce « vide », antérieur en droit et en fait à toute signification et représentation. Elles balayent l’ensemble des modalités d’expression, molaires et moléculaires. Dans ce cadre ce qui nous intéresse est le rapport entre ligne abstraite non figurative et production de figure, puisque, dans le capitalisme, la monnaie fonctionne exactement de la même manière. La monnaie d’investissement, la monnaie en tant que capital, est un flux indifférent à toute substance, à toute matière, à tout sujet. Flux absolument abstrait, non figuratif qui peut donner lieu à n’importe quelle figure (à n’importe quelle production). Dans les flux monétaires, c’est le système bancaire qui opère la modulation de ce flux abstrait et non figuratif. Le dispositif bancaire en modulant la fréquence et l’amplitude de l’investissement, peut donner lieu à n’importe quelle figure/production. C’est le système bancaire qui opére la conversion de la ligne abstraite de la monnaie comme capital, en monnaie de payement. La monnaie qui circule dans les banques, qui est inscrite dans le bilan des entreprises, n’est pas du tout la même monnaie que nous avons dans nos poches ou que nous touchons en salaires ou allocations. Ces deux monnaies, la monnaie d’échange et la monnaie de crédit, appartiennent à deux régimes de puissances différentes. Ce qu’on appelle le « pouvoir d’achat » est en réalité un impovoir. Il s’agit des signes monétaires impuissants puisqu’ils se limitent à un prélevement possible sur un flux de consommation que les flux de crédit, que la ligne abstraite de la monnaie comme capital a détérminé. « Escroquerie cosmique » La monnaie de crédit (ligne abstraite non figurative), par contre, a le pouvoir de réarticuler les chaînes économiques, de déterminer un déplacements des figures, de jouer sur la constitition des possibles. La monnaie d’investissement est capable d’écrire à même le réel puisque, comme nous savons, elle ne connaît ni les sujets, ni les objets individués, elle passe à travers des significations et des représentations. Les contenus de la subjectivité de société de contrôle dépendent d’une multitude de systèmes machiniques. Pour décrire cette « entrée en machine de la subjectivité, comme autre fois en disait « entrer en religion » », il suffit de se remémorer les gestes et les actions que nous, hommes de l’occident développé, accomplissons tous les jours, dans notre quotidienneté la plus plate: Je me lève le matin et j’allume d’abord la lumière en activant ainsi un dispositif technologique qui correspond au décodage généralisé de flux propre du capitalisme. Flux quelconque indifférent à tout produit, à toute actualisation, mais qui, composés de point-signes sans signification, va rentrer et faire fonctionner tous les autres dispositifs technologiques que je vais activer dans la suite de la journée. Pendant que je prends mon petit déjeuner, j’écoute la radio. Les dimensions spatiales et temporelles habituelles de mon monde sonore sont suspendues. Les schémas sensori-moteurs habituels sur lesquels se fonde la perception sonore sont neutralisés. La voix, la parole et le son sont déterritorialisé, puisqu’ils ont perdu tout rapport avec un corps, un lieu, une situation, un territoire. La diffusion radiophonique ne rend pas « l’orientation, les limites et la structure de l’espace » de l’énonciation, mais seulement des relations entre des intensités sonores » (Serge Cardinal). La « radio saisit moins les fragments sonores comme des qualités sensibles se rapportant à un objet, qu’une série illimitée de modes, de forces passives et actives d’affection… » . « Le sonore comporte des forces élémentaires (intensités, tonie, intervalle, rythme et tempo) qui ont un impacte plus direct sur les gens que le sens des mots : c’est là le fondement de l’art radiophonique. », selon Arnheim (cité par Cardinal). Mais c’est là aussi le fondement du gouvernement des sociétés de contrôle. Avant de sortir je passe un coup de fil pour prévenir que je vais arriver une demi-heure en retard ? Où se passe la communisation ? Chez moi ? Chez mon interlocuteur ? Dans le dispositif de télécommunication ? Quel est le contexte de cette énonciation ? Dans la rue je cherche de l’argent dans un distributeur automatique où un dispositif électrique, informatique et télématique qui n’émet que de points-signes sans significations, satisfait ma requête en me mettant à dispositions des signes monétaires que je range dans mes poches. Flux de pouvoir d’achat que comme nous savons n’a, en réalité aucun pouvoir, sinon celui de s’échanger avec d’autres signes marchandises, qui sont ostensiblement affichés dans le couloir du métro que je dois emprunter. Le guichet automatique est un système de régulation et de contrôle sans signification mais qui peut produire des significations puisqu’il me rappelle sans cesse le solde des mes signes sans puissance et qu’il module continuellement la nécessité de travailler. Avant de rentrer dans le métro, j’achète un journal. La lecture du quotidien me confronte à la spécificité capitaliste de l’écriture et à une autre machine de signes et d’information. Laissons la parole à Gabriel Tarde qui à la fin du XIX siècle avait déjà souligné la différence de ce mode d’énonciation « muet » par rapport au modèle de la polis grecque: « Les orateurs politiques grecques composaient un discours destiné à être prononcé dans un temps très court, dans un espace n’excédant jamais la portée de la voix humaine », devant un nombre d’homme restreint, « momentanément soustrait à toutes autres influences ambiante », composé par l’orateur en un « même état d’esprit ». Tout autre semble la tâche du journal. « Le journal s’adresse à un public beaucoup plus étendu, mais dispersé, composé d’individus qui, pendant qu’ils lisent leur article, restent soumis à des distractions de tout genre, entendent bourdonner des conversations autour d’eux, dans leur cercle ou leur café, des idées contraires à celles de l’écrivain. » Les lecteurs, comme les auditeurs de la radio, ne voient jamais l’écrivant ni ses gestes, ni ses postures, ni ces traits de visage et, à la différence de la radio, ils n’entendent pas non plus ni sa voix ni son intonation. À la différence de l’orateur, qui avec un seul discours marque les esprits des auditeurs, il faut plusieurs articles pour obtenir le même résultat, puisque « l’article n’est qu’un anneau d’une chaîne d’articles, émanés en général d’écrivains multiples qui composent le bureau de rédaction du journal ». C’est à partir de la révolution française que le très longue et complexe « discours muet appelé » est en train de conduire nos démocraties. La grande difficulté pour un journal est de former son public et de les garder. On ne constitue pas un public et on ne le garde pas avec un corps d’idée cohérentes, avec un déploiement harmonieux d’arguments, comme avec la rhétorique de l’orateur. « Le sujet du journal se compose d’innombrables sujet, incohérents, qui lui sont fournis chaque matin par l’événement du jour ou de la veille. C’est comme si, au cours d’une harangue de Démosthène contre Philippe, à chaque instant des courriers s’étaient approchés de lui pour lui apporter quelques nouvelles toute fraîche et comme si le récit ou l’interprétation de ces informations avait constitué son discours. » En rentrant à la maison, je regarde avec 8 autres millions de français un journal télévisé. Nous constituons un immense réseau neuronal, un réseau des corps et des âmes, affects, des émotions, de passions, simultanément synchronisés. Nous constituons un immense système nerveux exposé aux mots d’ordre du pouvoir. Qui parle dans le poste et s’adresse à qui ? Le talking head de tour n’est que le terminal d’un agencement « industriel » de production d’énonciation, dont la rédaction, les journalistes, les pigistes, les intermittents ne sont qu’une partie (et pas nécessairement la plus importante de la chaîne de production). La voix du présentateur est une « polyphonie », mais pas de plus sympathique. Dans sa voix résonnent les voix des pouvoirs en place, des annonceurs publicitaires, des autres médias écrit et électroniques, et celle des PDG dont le projet « culturel » consiste à rendre disponibles les cerveaux au marketing des entreprises. Dans chaque maison, chacun des 8 millions de téléspectateurs, se trouve lui aussi au centre d’un agencement, au croisement d’une série de flux. Les modalités de mobilisation de l’attention, la façon d’organiser les programmes, de présenter le sujet, recoupent en différents endroits l’expérience de la lecture du journal ou de l’écoute de la radio. Mais des éléments nouveaux apparaissent liées à la spécificité technologique du dispositif. Donc devant mon poste de télévision, je suis le croisement « 1. D’une fascination perceptive provoqué par le balayage lumineux de l’appareil et qui confine à l’hypnotisme, 2. D’un rapport de capture avec le contenu narratif de l’émission associé à une vigilance latérale à l’égard des événements environnants (l’eau qui bout sur le gaz, un cri d’enfant, le téléphone…), 3. D’un monde de fantasmes habitant ma rêverie… Mon sentiment d’identité personnelle est ainsi tiraillé dans différentes directions. » (Guattari) Avant d’aller au cinéma, je réponds aux e-mail que j’ai reçu pendant la journée et je rentre dans un dispositifs d’écriture et de communication complètement différent où, pour utiliser des mots de Bakhtine, la « compréhension responsive active », neutralisé par la télévision peut s’exercer. Je rentre dans un autre espace public. Je me rends au cinéma, juste en temps pour la dernière séance, où j’ai une autre expérience de la suspension « ordinaire » du monde. Cette fois la suspension concerne la perception et ses coordonnées habituelles d’espace et de temps. Mon système sensori – moteur est défaillent, puisque les images et les mouvements ne dépendent plus ni d’un objets ni de mon cerveau, mais ils sont les produits automatiques d’un dispositif machinique . Le montage perturbe les liaisons entre situation, images et mouvements en me faisant rentrer dans d’autres bloc d’espace-temps. Dans les sémiologies pré-signifiantes ou symboliques les matières et les formes d’expression sont parallèles et non articulées de façon linéaire comme dans la langue. Dans un film, il y a différentes lignes d’expression : la ligne sonore, la ligne visuelle, la ligne de la lumière, de la couleur, etc. « Il n’est pas question de parler de sintaxe ou de clef qui rendrait homogène le rapport entre ces différentes lignes. » (Guattari) La question politique qu’on doit se poser face aux processus d’assujettissement et d’asservissement que nous venons d’évoquer est la suivante : comment de soustraire à ces relations de domination et comment développer à partir de ces mêmes technologies de pratiques de liberté, de processus de subjectivation individuels et collectifs ?
Bibliographie: Mikhaïl Bakhtine, Esthetique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in : Essais 2, éd. Denoël/Gonthier, Paris, Médiations, 1983. Serge Cardinal, „La radio, modulateur de l’audible“, in: Chimères, n° 53. G. Deleuze / F. Guattari, Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Editions de Minuit, 1972. Felix Guattari, „A propos des machines“, in: Chimères, n° 19. –, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992. –, La révolution moléculaire, Paris, Editions Recherche, 1977. Gabriel Tarde, Les transformations du pouvoir, Paris, Les empechêurs de penser en rond, 2004. Bill Viola, „Le son d’une ligne de balayage“, in: Chimères, n° 11. |
Maurizio LazzaratolanguagesFrançais Deutsch English Español فارسیtransversalthe language of things |