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01 2007

Timescapes : La logique de la phrase

Traduit par Nicole Weiss

Angela Melitopoulos

Il y a plus de logique dans une phrase que dans un discours[1]

Au lieu d’expliquer tout par la prétendue imposition d’une loi d’évolution
qui contraindrait les phénomènes d’ensemble à se reproduire,
à se répéter identiquement dans un certain ordre, au lieu d'expliquer
ainsi le petit par le grand, le détail par le gros, j’explique les similitudes
d'ensemble par l’entassement de petites actions élémentaires, le grand par le petit, le gros par le détail
.[2]
(Gabriel Tarde)

 
Timescapes[3] analyse le montage non-linéaire comme une force constituante du commun contre les politiques hégémoniques de la segmentation de la mémoire, de la communication et des espaces de représentation. La production vidéo est comprise ici comme un travail de mémoire qui exploite le potentiel du récit mnémonique ; la géographie quant à elle est jugée non pas par la représentation d’un objet filmé, mais par les structures narratives et les stratégies de montage, nées des affects liés aux flux d’images.

Les vecteurs du temps dans l’image (son devenir, son histoire, ses potentiels d’association) peuvent être formés lors du montage : le travail de montage consiste à déterminer ce qui doit entrer en résonance entre l’image actuelle, son potentiel mnémonique et son apparition future ainsi que ce qui est donné comme possibilité de décision artistique et éthique. On ne peut voir dans la subjectivité contenue là-dedans une simple syntonisation individuelle d’expériences temporelles actuelles et virtuelles, car notre travail intellectuel est lié à notre capacité d’action et « la subjectivité n’est jamais la nôtre, c’est le temps »[4]. La forme d’accès lors du montage nous permet de tirer des conclusions sur la relation entre les espaces de représentation, la géographie et les espaces image. L’essence de la technologie vidéo repose dans les possibilités de former des mouvements contenus dans la pensée et de les rendre accessibles en tant que topologie temporelle.

 
Géographies imaginaires

Timescapes / B-Zone analyse le potentiel mnémonique de l’image vidéo lors du montage et la relation entre le mouvement et la subjectivité au sein d’un espace géographique lié par la construction de projets d’infrastructure européens d’une part et par les routes migratoires d’autre part. Les auteur-e-s et producteurs/-trices du projet travaillent à Ankara, Hakkari, Imbroz, Tavsanli, Athènes, Thessalonique, Belgrade, Cologne et sur l’Autoroute de la Fraternité et de l’Unité entre Munich et Thessalonique. Outre sa signification transnationale d’un lieu de la communication épars, cet ancrage correspond à une relation de lieu à lieu, à un espace « A-B », ou à un espace « relatif » sans cesse retraduit tout au long du projet. Le concept de zone B n’indique pas seulement une liaison importante, mais aussi le potentiel de pouvoir réversible qui y est inscrit : si la relation entre la zone A et la zone B, avec chacune leurs conditions locales de mouvements différents, peut être intégrée avec succès dans la réflexion globale sur le projet, générant ainsi de nouvelles économies, alors ce succès est constitutif pour la survie de la zone A. La zone B devient ainsi l’espace politique et économique d’un acte probatoire qui pourra ensuite être adapté par la zone A.

 
Corridors d’assujettissement

Timescapes / B-Zone suit « l’ancien axe européen »[5] le long de la Bagdad Bahn (liaison ferroviaire Berlin-Bagdad), conçue vers la fin du XIXe siècle et saluée comme idée économique brillante grâce à laquelle, pour la première fois en Europe, des entreprises privées reçurent contractuellement des droits territoriaux souverains dans l’Empire ottoman. De nos jours, l’Union européenne met au centre de sa politique d’élargissement la construction de « corridors » (routes, technologies de la communication, oléoducs) sous la forme de « public-private partnership » (programmes de l’UE : TransEuropeanTransport Corridors TENT, PanEuropenaTransport Corridors PETRA, TransEuropeanAsian Corridors TRACECA). Il est aujourd’hui prévu de prolonger le corridor III, allant de Berlin à Kiev, jusqu’à la Chine. Le corridor X, passant par Zagreb, Belgrade, Skopje et Thessalonique, suit en gros la ligne géographique de la Bagdad Bahn. La mise en réseau de l’espace européen par des projets d’infrastructure postcoloniaux, commencée au XIXe siècle avec la Bagdad Bahn, a servi à la constitution d’une nouvelle identité nationale avec l’Autoroute de la Fraternité et de l’Unité ou l’Autoput en Yougoslavie et s’est transformée au XXe siècle en une géographie de la migration au sens inverse.

 
La logique de la phrase (singularité, détail) dans la migration

En tant que migrant-e, on vit dans un monde des différences, singularités, hétérogénéités (l’ici où l’on a émigré et le là-bas d’où l’on vient, la langue maternelle et la langue qu’on a dû apprendre ainsi que la culture que l’on adapte). On vit dans plusieurs mondes à la fois, sans pour autant pouvoir les réduire à un seul monde : il faut les laisser vivre en même temps. Si on les oppose les uns aux autres, on transforme des différences en antagonismes, au risque de se détruire. Afin d’éviter cette destruction, il faut observer le singulier de près pour voir comment, dans chaque situation particulière, un détail se laisse lier au détail suivant, une singularité à la suivante. On peut transformer les antagonismes grâce à la capacité d’adaptation, c.-à-d. grâce à la création et à l’innovation. En tant que migrant-e, on est en quelque sorte forcé-e à faire du « montage non-linéaire » au quotidien, c.-à-d. de créer des liens dans sa pensée et ses actes entre éléments hétérogènes qui seraient normalement perçus comme contradictoires. Ce type d’actes est un comportement micropolitique, nié et ignoré par la dimension macropolitique.

Avec la photo, le film et la technologie vidéo et par les situations de mouvement de la migration, se développe une façon de penser qui doit intégrer les espaces de représentation et la dimension de la distribution, qui montre le voyage, les récits ici/là-bas, les processus de déterritorialisation et de reterritorialisation. La production d’images est un mécanisme vital de la migration, car c’est elle qui communique les mouvements et elle est constituante des relations spatiales de la diaspora. La photo privée comme mémoire visuelle joue un rôle important dans la transmission de l’histoire de la migration. Les images voyagent et invitent au voyage. La photo devient le point de liaison dans l’acte du récit, une partie de la mnémotechnie migratoire. Ces potentiels mnémoniques sont au service d’une logique du détail, au travers de laquelle un frayage de l’image est introduit dans la représentation. L’image, qui pénètre dans le récit, devient une sorte d’acte de montage performatif du processus de reterritorialisation (actualisation) dont la dimension non-linéaire témoigne d’une pensée qui est physiquement mobile (virtualisation).

 
La logique de la phrase dans le montage

Selon Gabriel Tarde, le potentiel logique de la phrase est plus efficace que la logique du discours car elle omet moins les singularités des détails. « Il y a plus de logique dans une phrase que dans un discours, il y a plus de logique dans le petit que dans le grand. Pour comprendre un phénomène on ne doit pas se lever très haut jusqu’à embrasser d’une vue panoramique de vastes ensembles mais au contraire, on doit rester près de la singularité du détail, de la petite différence propre à chaque phénomène. »[6] Mais quelle est la logique de la phrase, la logique du détail dans une image-mouvement ? Au montage, on commence par visionner les images et on les comparera peut-être aux expériences faites lors du tournage. Lors de ce visionnement surgissent généralement des événements nouveaux et inattendus : certaines prises deviennent des images-clefs et sont significatives pour la construction du récit. Elles renvoient à quelque chose au-delà de l’espace du tournage, s’en détache, renvoient à d’autres espaces, d’autres relations, temporalités et potentialités. Elles contiennent un plus de réalité qui appelle d’autres réalités en nous, un potentiel de liaison contenu dans le matériel microscopique de l’image et perçu comme l’intensité mobilisant notre mémoire. Cette « logique de la phrase » dans la production d’images agit un peu comme le potentiel logique du nom chez Walter Benjamin : selon lui, le nom n’est « pas seulement la dernière exclamation » mais aussi « la véritable interpellation du langage »[7]. Une logique qui ne se contente pas de nommer, mais aussi de faire des renvois et des envois.

La logique du discours par contre peut se comprendre comme une représentation de l’image, où des « leurres panoramiques »[8] sont à l’œuvre : des leurres qui, pour construire une vue sur les vastes ensembles, négligent la singularité des détails. « Le leurre panoramique qui nous fait croire que l’ordre des faits n’est perceptible que s’il l’on sort de leur détail essentiellement irrégulier »[9] pour « s’élever très haut jusqu’à embrasser d’une vue panoramique de vastes ensembles »[10]

A l’aide du montage non-linéaire, on peut suivre les liaisons des renvois et invocations dans l’image sans se préoccuper de contraintes de continuité ou de similitude / unité entre l’espace et le temps du récit (réalisme) et sans perdre la cohérence d’un ensemble. Au lieu d’éliminer les éléments hétérogènes d’une logique de détails, considérés comme gênants dans un panorama, les possibilités offertes par le montage non-linéaire permettent de déplacer l’image numérique à un niveau moléculaire, de faire résonner des champs d’intensité, de superposer des images et de les lier dans leurs microscopies détaillées avec d’autres éléments, d’autres couches temporelles. Lier un détail avec un autre sans rien perdre en cohérence ou en continuité est possible si à chaque moment la potentialité du fragment quant à ses renvois, à ses mouvements, est pensée. Si l’on quitte « la logique de la phrase », le potentiel d’une cartographie qui s’y trouve se perd aussitôt : le temps virtuel disparaît dans le présent d’une collection incohérente, d’une perspective fermée, l’espace n’offre pas de possibilité de passage. Lors du montage, on peut créer une narration tout en singularités, différences et détails, si on arrive à ouvrir dans le processus de travail un autre régime temporel et si les liens vers les multiples possibilités de renvoi sont pris en considération. Pour ce faire, il faut sans cesse renoncer au fonctionnalisme du temporel dans le sens d’un « leurre panoramique ». Et c’est ici justement l’inverse de la façon d’agir de l’économie du temps de l’industrie des médias.

 
Le leurre non-linéaire

Les schémas programmatiques dans l’image vidéo, c.-à-d. la possibilité de changement et de liaison constitue le potentiel mnémonique de notre représentation spatiale qui renvoie, fait suivre, distribue et établit une dimension non-linéaire. Lorsque la non-linéarité se forme lors du montage, grâce à la logique de la phrase, c’est une caractéristique formelle de la mobilisation d’images. Ce potentiel virtuel est cependant aussi le moteur de l’industrie de l’information et de ses systèmes de production. La non-linéarité comme forme de mouvement et comme expérience spatiale est en fait plutôt simulée dans le docutainment par une certaine esthétique du travail de caméra et de montage, par la machinerie de production des studios d’information en réseau et par leurs agences photographiques, car il manque l’expérience subjective d’un mouvement grâce à laquelle la non-linéarité peut se penser.

Si la migration et ses représentations spatiales génèrent la non-linéarité comme pensée et comme actes parce qu’on vit entre des mondes et cultures hétérogènes, entre l’ici et le là-bas, alors il faut se demander quel est l’espace de mouvement et quel est le genre de mouvement réellement à la base de la production d’informations. Y’a-t-il une réversibilité entre les formes non-linéaires et la représentation spatiale ? Que se passe-t-il lorsqu’on fait recours à la forme linéaire sans qu’elle soit générée par un mouvement ? Cela nous fait-il croire que tout événement spatial peut être assemblé à tout autre sans que la cohérence d’un regard subjectif ne se perde en route ? Un regard qui voit tout, ubiquitaire, dont les mouvements ne sont pas réalistes et qui ne doit pas résoudre les contradictions dans les mondes réels mais qui les fait entrer en jeu ensemble, sans prendre en compte la situation de mouvements autonome d’un sujet, reproduit continuellement des hégémonies préfabriquées de subjectivités et construit médiatiquement ces représentations spatiales. Le détail irrégulier de la prise de vue sera mis en scène pour un point de vue fictif, statique (du point de vue spatial et culturel) et sous une forme idéologique pour la société majoritaire.

La narration non-linéaire correspond à l’espace de pensée et d’actes du mouvement migratoire. Lier des détails, percevoir des singularités et leurs significations avec des mondes « différents », là-bas ou virtuels, fait partie d’une pratique minoritaire.

Ici, les images ne reproduisent pas simplement des copies, elles sortent du langage d’une représentation majoritaire établie, elles agissent comme renvoi à la situation de mouvement de la migration. Le geste du migrant, la décision de partir, de quitter la vie menée jusque là, est un geste qui s’ouvre sur un monde nouveau et inconnu, un geste peut-être dangereux ou incertain, mais plein de possibilités. Il s’adresse au futur, à la confiance dans le monde et dans les autres (c’est cette confiance « naïve » qui manque le plus au Nord riche et blasé !). Avec ce mouvement commence un processus imprévisible rempli de risques et d’incertitudes, mais aussi d’espoirs quant à la réalisation des possibilités se présentant de ce fait.

Cet acte renouvelle le monde et ses possibilités : le monde n’est pas déjà donné, pas encore agendé, c’est au contraire un monde en formation et à former. Un monde en mouvement qui met aussi en mouvement notre propre subjectivité parce qu’elle aussi doit être formée, produite, construite. Dans ce monde ouvert, les images et les idées ne se contentent pas de se copier et se reproduire, elles ajoutent quelque chose au monde, le complètent et l’enrichissent. Ici, la fonction principale de l’image n’est pas la représentation appropriée d’une réalité donnée ou la mise en évidence d’une correspondance entre un objet réel et notre mémoire, bien au contraire : l’image (et l’idée), c’est ce qui oriente notre conscience, qui guide le flux de pensées et d’images, les entrelace. Des images, phrases et détails isolés mènent vers un monde inconnu. Ses relations possibles servent dans la migration à la cartographie d’un territoire qui ne peut être reconnu, mais au contraire découvert, construit. Et la logique de la phrase fait de même avec le travail de l’artiste.

***
Les vidéos de Timescpaes / B-Zone comprennent aujourd’hui cinq installations entrelacées entre elles et deux travaux Single Screen. Tous ont été faits à partir du matériel de la banque de données, comprennent en grande partie les mêmes images et les mêmes sons, mais de part leurs concepts de montage, ils développent différentes perspectives géographiques. Mon projet Corridor X insiste sur l’interprétation de la banque de données Timescapes par rapport au projet autoroutier socialiste Bratsvo i Jedinstvo (Autoroute de la Fraternité et de l’Unité) en Ex-Yougoslavie. Corridor X décrit la situation actuelle d’un territoire, dans lequel les conditions de mobilité ont fondamentalement changé après 1991 et qui déterminent également la pensée spatiale d’une communauté migratoire pour laquelle l’Autoput ou l’Autoroute de la Fraternité et de l’Unité était jusqu’à la guerre yougoslave un lieu mnémonique collectif, transculturel et une expérience collective du voyage[11].



[1] Gabriel Tarde, Les Lois Sociales, Oeuvres de Gabriel Tarde, Volume IV, Paris: Les Empêcheurs de penser en rond , 1999, p. 115.

[2] op. cit., p. 63.

[3] Timescapes, c’est un projet de montage non-linéaire et collaboratif en Europe du Sud-Est. Pendant trois ans, un groupe d’auteur-e-s  (cinéastes, média-activistes, artistes) en Turquie (Octay Ince, le collectif vidéo Videa d’Ankara), Grèce (Freddy Viannelis), Serbie (Dragana Zarevac) et en Allemagne (Hito Steyerl, Angela Melitopoulos) ont travaillé ensemble à une banque de données vidéo. http://www.videophilosophy.de/.

[4] Gilles Deleuze, L’image-temps, Cinéma 2. Editions de Minuit (1985), p. 110.

[5] Lors du Congrès de Berlin (1878) à la fin de la guerre turco-russe, l’équilibre politique entre la Russie, l’Autriche-Hongrie et l’Angleterre le long de « l’axe européen » est négocié sous l’égide de Bismarck, et les territoires que l’Empire ottoman a perdu sont redistribués.

[6] Gabriel Tarde, op. cit., p. 115.

[7] Benjamin Walter, Sur le langage en général et sur le langage humain", dans Œuvres I, trad. M. de Gandillac / R. Rochlitz, Paris: Gallimard, 2000.

[8]. Gabriel Tarde, op. cit.

[9] Gabriel Tarde, Les Lois Sociales, op. cit., préface de Isaac Joseph ; Joseph cite Gabriel Tarde.

[10] Gabriel Tarde, op. cit., p. 115.

[11] Tous les projets de Timescapes/B-Zone sont décrits en détail dans le livre suivant : Angela Melitopoulos, Ursula Biemann, Lisa Parks, B-Zone. Becomming Europe and Beyond, Barcelone : Editions Actar, 2006. http://www.fdk-berlin.de/de/arsenal-experimental/edition/b-zone-becoming-europe-and-beyond.html.

Angela Melitopoulos

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