06 2006 La traduction dans le champ des luttes idéologiquesTraduit par Pierre Rusch La "traduction culturelle", telle qu’elle a été vulgarisée dans les "cultural studies", présuppose une vision de la culture apparentée à la conception du langage qui a suggéré l’introduction même d’un concept "secondaire" de culture: elle envisage implicitement la culture comme un "système de normes identiques à elles-mêmes" (Volochinov). Dans la version lourde (Butler), le système culturel est moulé sur l’idéologie juridique et participe de l’universalisme juridico-politique qui légitime actuellement diverses entreprises impériales (apporter la démocratie et le droit à l’Ukraine, à la Géorgie, au Kirghistan, à l’Irak, etc.). Homi Bhabha développe une version légère de cette idée. Pour lui, elle signale avant tout un "élément de résistance" qui serait une composante nécessaire de toute culture et qui resterait en principe intraduisible. Ainsi déclinée, l’idée mène à une position idéologique identitaire, dont la conséquence politique serait quelque chose comme la "politique de reconnaissance", telle que l’a présentée Charles Taylor dans l’essai du même nom. Les deux variantes circonscrivent le champ de la koiné contemporaine de la domination. Selon Volochinov, l’ "objectivisme abstrait" de la linguistique prend sa source dans la tradition philologique, qui s’exerce d’abord sur les langues mortes et étrangères et finit par considérer toute langue comme "morte et étrangère". Ajoutons que la linguistique n’est devenue une science, au sens nomothétique moderne, qu’assez tard dans la tradition philologique, lorsque l’intérêt pour les langues anciennes a cédé le pas à l’étude des langues modernes, de leurs généalogies, de leurs acquis et de leur esprit — c’est-à-dire quand la philologie est venue s’articuler au projet de construction de la nation. À ce moment historique, la langue se concevait directement comme "culture" (Herder, Humboldt), et les apories de l’universalisme et du relativisme que notre époque rencontre au niveau "culturel" se dessinaient déjà dans un horizon purement linguistique. La catégorie de la "langue nationale" permettait toutefois d’éviter ou en tout cas d’atténuer ces contradictions, dans la mesure où elle servait, extérieurement, à spécificier l’universalité humaine et, intérieurement, à neutraliser la pluralité idéologique. Autrement dit, la "langue nationale" pouvait supporter une construction universaliste par son fonctionnement égalitaire au sein de la dimension homogène (chaque langue étant en principe considérée comme égale à n’importe quelle autre), et elle était aussi en mesure de souder une société contradictoire par l’impact hiérarchique de sa "neutralité" au sein de la dimension hétérogène (tout en fonctionnant comme une matrice "neutre" de traductibilité mutuelle des discours, la langue nationale établissait entre eux un ordre hiérarchique; même ses différents usages ne revêtaient pas la même valeur). À l’époque des identités culturelles, cette solution n’a plus cours. Ce qui était jadis "l’esprit d’un peuple" (Volksgeist) représente aujourd’hui soit une survivance prémoderne et un obstacle aux bienfaits de la mondialisation, soit le noyau irréductible d’une expérience unique cultivée par un groupe identitaire et reconnue par les appareils de l’universalisme. Bien que ces deux figures s’opposent entre elles, elles ne sont pas nécessairement antagoniques, dans la mesure où l’une et l’autre dépolitisent radicalement les relations sociales. Elles sont actuellement utilisées comme des stratégies complémentaires pour bloquer les résistances et intégrer les particularités locales dans le système de domination. Selon la conception romantique (Schleiermacher), une traduction pouvait soit tirer le texte original vers la langue du lecteur, soit tirer le lecteur vers le texte original; dans le premier cas, elle déformait l’expérience originale, dans le second cas, elle dénaturait la langue maternelle du lecteur. Ce qui apparaissait aux romantiques comme l’aporie de la traduction prend aujourd’hui la forme d’un double processus de dépolitisation et de domination: traduire les relations sociales afghanes ou irakiennes en ce qu’on nous désigne comme l’idiome "démocratique", c’est reformuler la réalité de ces sociétés en termes "tribaux", ethniques, religieux. Mais en même temps, cette traduction transforme profondément l’institution post-révolutionnaire de la démocratie (bourgeoise). Traduites dans "notre" idiome occidental, ces sociétés s’enfoncent dans une guerre intestine; une fois la traduction effectuée, "notre" idiome démocratique n’est plus le même, il devient l’idiome d’une lutte ethnique, religieuse, etc. Plus optimiste, Goethe distinguait trois stades dans le processus de traduction: partant de l’appropriation du texte étranger dans les termes de la langue d’arrivée, la traduction pouvait finir par rendre l’original "à l’identique" — après une phase intermédiaire où "l’on essaie de se mettre dans la situation de l’étranger, mais en réalité on ne fait que s’approprier et reproduire l’élément étranger dans son propre esprit." Cette phase intermédiaire, selon Goethe, "peut être appelée parodique au sens le plus pur du mot". On n’éclaircira pas la formule énigmatique de Goethe en recourant au dictionnaire grec. Les meilleurs vous renverraient à Quintillien: la parodie est un chant modulé d’une manière similaire à quelque autre chant, et cette imitation peut parfois être abusive. Si elle est toujours un chant parallèle (Beigesang), la parodie peut aussi être un chant de dérision (Gegengesang) (Lloyd). De même pour la traduction: elle cherche à "suivre" l’ "original", son pré-texte — sans toujours y parvenir. Fondamentalement, la traduction est un discours orienté vers un autre discours. Bakhtine distingue ici deux modes principaux d’orientation:
La "parodie au sens le plus pur" dont parle Goethe serait alors la "parodie au sens amphibole", et décrirait parfaitement les tâtonnements du processus de traduction. Mais si nous prenons au sérieux la théorie de Bakhtine, ni l’orientation vers un autre discours, ni la directionnalité unique ou multiple ne peuvent être considérées comme des privilèges réservés à certains genres et, en un sens différent, aux traductions: n’importe quel discours entretient nécessairement de multiples relations avec d’autres discours — telle est la réalité de la lutte pour la "signification". Un discours ne serait pas en mesure de produire du sens, s’il ne renvoyait à d’autres discours: il serait de fait incapable de se produire lui-même. Une traduction peut certainement suivre de manière unidirectionnelle un pré-texte multidirectionnel. Sa spécificité en tant que traduction réside plutôt dans le risque de prendre un cours multidirectionnel par incapacité à suivre le pré-texte au point où il renvoie (selon une direction unique ou multiple) à un autre discours. Le trait distinctif de la traduction réside peut-être dans la spécificité de son échec possible: elle risque de tomber dans la multidirectionnalité pour avoir manqué un renvoi du pré-texte à un autre discours. Ce faisant, elle négligerait et finalement excluerait involontairement, sans même le savoir, une partie de la matérialité historique du pré-texte. Mais il s’agit là encore d’un mécanisme familier des opérations interdiscursives, c’est-à-dire, par exemple, dans la production d’une "tradition" ou d’une "histoire": les constructions post-communistes concernant le "totalitarisme" gomment les luttes politiques passées et paradoxalement reprennent les tentatives des anciens dirigeants, pour les mener à un degré de perfection qu’elles n’auraient jamais pu atteindre en leur temps. De telles constructions occultent les potentialités d’hier, afin de bloquer celles d’aujourd’hui. Elles donnent une image monolithique du passé pour verrouiller l’horizon du présent. En ce sens, elles contribuent sans aucun doute à édifier une "culture". On pourrait à cet égard les appeler des "traductions culturelles". Mais là encore, il serait plus productif sur le plan théorique de les envisager comme des formes transformées, prevrachtchennye formy (Mamardachvili). Une telle tentative pourrait effectivement développer certains motifs qui restent à un niveau purement intuitif dans le texte de Mamardachvili. En voici une ébauche. Le "totalitarisme communiste" est une forme transformée dans le sens suivant:
— Nous pourrions maintenant commencer à développer un concept de la traduction, comprise comme un mécanisme de transposition d’où naît une forme transformée. Nous pourrions appeler une telle traduction "culturelle", puisqu’elle est effectivement liée à des mécanismes idéologiques. Ce terme, toutefois, serait trompeur. Bien que la sphère culturelle moderne, autonome ait été située "au-delà" des luttes politiques et à un niveau fondamentalement "apolitique"; bien que l’oubli des mécanismes socio-historiques dont elle est issue ait toujours été l’un de ses ressorts constitutifs; et bien que sa formation même résulte d’une manœuvre destinée à favoriser l’ascension historique des nouvelles classes et à fonder un nouveau compromis de classe (Breznik), malgré tout cela, la culture s’est toujours définie par opposition à la sphère politique existante — alors qu’aujourd’hui, la culturalisation est un mécanisme de destruction de la sphère politique.
Bibliographie Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, trad. I. Kolitcheff, Paris, Le Seuil, 1998. Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Routledge, Londres-New York, 1994. Maja Breznik, "La borsa e la cultura", dans Metis. Ricerche di soziologia, psicologia e anthropologia della communicazione, 2005, Cooperativa Libraria Editrice Università di Padova, Padoue, 2005. Judith Butler et al., Contingency, Hegemony, Universality, Verso, Londres-New York, 2000. Dumarsais (César Chesnau, sieur du Marsais), Des tropes ou des différents sens [1730], Flammarion, Paris, 1988. Johann W. Goethe, Der West-östliche Divan. Noten und Abhandlung zu besserem Verständnis des West-östlichen Divans [1819], Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich 1961. David Lloyd, Nationalism and Minor Literature, University of California Press, Berkeley etc., 1987. Merab K. Mamardachvili, "Prevrachtchennye formy" [1970], http://www.philosophy.ru/library/mmk/forms.html Karl Marx, Le Capital, III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Éditions Sociales, Paris, 1977. Friedrich Schleiermacher, "Über die verschiedenen Methoden des Übersetzens" [1813], trad. dans André Lefevere, Translating Literature: The German Tradition, Van Gorcum, Amsterdam, 1977. Charles Taylor, Multiculturalisme: différence et démocratie, trad. D. A. Canal, Flammarion, Paris, 1997. Valentin N. Volochinov (M. Bakhtine), Le marxisme et la philosophie du langage, trad. M. Yaguello, Éd. de Minuit, Paris, 1987. |
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