print
03 2004

Ruiner les performances. Au-delà de l'économie du stress et de la sentimentalité

Traduit par Julie Bingen

Katja Diefenbach

Le stress de la créativité s'est accru. Les sueurs froides de la Neue Mitte[1]. Un symptôme psycho-discursif des "sociétés de survie" capitalistes United-Colors-G8. Il se manifeste de la façon la plus nette parmi certains segments de la jeunesse des grandes villes, jusqu'à 45 ans. Il témoigne d'une évolution du mode de socialisation, d'une simultanéité qui s'intensifie: la mobilisation des formes de vie et l'attaque qu'elles subissent, cet obsédant "fais quelque chose de ta vie", "ne reste pas coincé dans la normalité", et puis cette minable promesse de superstar[2] – et, en même temps, la multiplication des mécanismes d'exclusion et de mise à profit: superpauvreté, superexclusion, supercontrôle. Tandis que certains pans de la population, conductrices de bus, garçons de cafés et employés de stations-service, sont invités à s'enregistrer sur le site Internet de la police pour recevoir en continu les avis de recherche des flics par SMS, la nervosité d'arriver à mener une vie déviante et de connaître malgré tout le succès augmente dans certaines parties de la jeunesse urbaine. Ainsi augmente, en fin de compte, le nombre des films publicitaires dans lesquels on peut suivre, filmé caméra à l'épaule, le quotidien désordonné et branché de gens en survêtements. Au même rythme se multiplient les symposiums, expositions et festivals de cinéma qui traitent de questions de politique, exposent des critiques, représentent la vie des nouveaux hommes infâmes sans déborder les quelques mètres carrés des institutions et de leurs logiques de représentation. La plupart du temps, ils laissent même intact le sale quotidien de hiérarchies horizontales et de divisions du travail stupides de ces institutions.

C'est là la vie moderne. Les normes sont devenues plus floues et plus strictes. De plus en plus. Peut-être devrait-on reprendre un spleen du 19e siècle et tenir en laisse des tortues pour montrer à l'affairement créatif néobourgeois quelle vitesse on est prêt à atteindre dans la vie. Mais cela ne reviendrait-il pas à boucler la boucle?! A marcher encore une fois dans les pas de la subjectivation capitaliste déviante, avec laquelle est peu à peu apparue la façon dont le mouvement de dégagement anticonventionnel du capital charrie une promesse de bonheur vouée à s'écraser pompeusement lorsqu’elle traverse la double logique de mise à profit et de disciplination subjectivante?! Les flâneurs qui, vers 1840, promenaient dans les galeries des tortues attachées à des laisses scintillantes, tenues dans leurs mains gantées de rose, pour se laisser dicter le tempo par elles, constituaient un des premiers gestes de la particularité de la culture pop: la solitude de la curiosité et la distinction aristocratique des derniers dandys face au monde à venir des employés. Pour Baudelaire, le dandy incarnait "un personnage révolutionnaire et opposant", faisant chaque jour la preuve de sa volonté de "combattre la trivialité". Depuis lors, la stratégie de l'attitude cool, du beau vide ouvert à l'impression des choses(-marchandises), a été mille fois reprise et démocratisée, volant en éclats et échouant avec succès. Des profondeurs du passé apparaissent les écueils sur lesquels la promesse de la différence pop-culturelle se brise toujours: la pression de la subjectivation, la transfiguration de soi, l'excès antibourgeois, la baise comme souhait de transgression, la désocialisation de la révolte.

Une remarque sur un point seulement. A propos de la transgression. En 1848, Baudelaire montait sur les barricades parisiennes, élégant avec sa cartouchière jaune et son nouveau fusil de chasse, et se battait pour la République. Plus tard, il écrit à propos de l'expérience de la révolte les conneries désocialisées sur la transgression devenues typiques depuis lors: "Je dis: 'Vive la Révolution!' comme je dirais: 'Vive la Destruction! Vive l'Expiation! Vive le Châtiment! Vive la Mort!' Non seulement je serais heureux d'être la victime, mais je ne haïrais pas d'être le bourreau – pour sentir la Révolution des deux manières. Nous avons tous l'esprit républicain dans les veines comme la syphilis dans les os." Le désir de la trahison et la passion de la barricade n'apparaissent pas chez Baudelaire comme des possibilités sociales en relation avec d'autres possibilités sociales – la trahison avec le dogme (chrétien) de la fidélité jusque dans la mort, avec la peur de faillir moralement; le grand frisson du flingue et de la barricade avec les débuts de la rationalisation stratégique de la politique prolétaire et le gain de plaisir de la haine et de la violence collective. Baudelaire réifie et autonomise ses affinités avec la trahison, la haine et la mort. Il les impute finalement à lui-même, un premier vacillement de l'excessivité antibourgeoise, un gonflement de l'ego avec un rapport de forces social qui a permis en premier lieu son geste de provocation bohème. Baudelaire a besoin des "radoteurs bourgeois", de la "classe des domestiques publics", des "soi-disant gens convenables" sur lesquels tranche son Oui! à la destruction, au crime, à la prostitution; son attitude provocatrice découle d'une fixation négative et constitue un plaisir de second rang qui se nourrit de l'indignation des autres. Dans bien des provocations creuses de Baudelaire, qui résonnent aujourd'hui encore dans l'attitude anti-politiquement correct, Benjamin perçoit quelque chose qui apparaîtra plus tard dans la révolte de droite également: la suraffirmation de la violence et de la destruction. A demain, sur les écueils de marbre.

Peut-être peut-on avancer à tâtons vers un autre aspect du problème dissidence-capital-biopolitique en se tournant vers Marx et sa critique de la bohème parisienne, dans la mesure où celle-ci était impliquée dans les luttes de classes en France. Pour Marx, elle manquait de clairvoyance stratégique, de capacité d'organisation de la position prolétaire. Qui étaient-ils donc, ces militants parmi les bohèmes? Des conspirateurs conspirés qui voulaient faire "une révolution au pied levé, sans les conditions d'une révolution". Leur activité chancelante, presque fortuite, "leur vie désordonnée, dont les seules étapes fixes sont les troquets des marchands de vin", énervait Marx. Dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, il y oppose le rêve impossible d'un révolutionnaire tout à fait à sa place, entièrement dévoué à son temps, à sa tâche, à sa classe, inlassablement autocritique, autoréflexif, soldatesque – jusqu'à ce qu'arrive le moment, "jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient: Hic Rhodus, hic salta!" Cette division du travail entre bohème et lutte, entre joyeux et sérieux, provocation et politique, reproduit jusqu'à aujourd'hui les projections sans fin entre une réduction du style et une réduction de la POLITIQUE-POLITIQUE, qui ne veut pas connaître d'interruption, de remise à plus tard, de perte, de laisser-tomber, ne-rien-savoir-non-plus, aller-plutôt-boire-un-verre. Tandis que les autres causent encore et encore de glamour, d'être sexy, d'être cool, et l'actualisent dans des circonstances qui sont insupportables.

Dans Homo sacer, Agamben a poursuivi ce qui s'annonçait doucement et de loin chez Baudelaire comme âneries de transgression et au sujet duquel Benjamin se disputait avec les membres du groupe Acéphale, dont faisaient partie Bataille, Leiris, Klossowski, Caillois, qui s'entouraient de l'aura sombre de la société secrète: l'idée d'une souveraineté individuelle, avec laquelle est sanctifiée une vie extrême qui s'expose à l'excès des expériences sexuelles, de mort et de violence. Benjamin poussa le groupe Acéphale – Klossowski avait après tout traduit son essai sur "l'œuvre d'art" – à prendre au sérieux l'expérience allemande, le kitsch dont les nazis nimbaient la mort, et à être prudent vis-à-vis de l'idée d'une sainte souveraineté de l'excès: "Vous travaillez pour le fascisme". Agamben parle d'une confusion intéressante: le groupe Acéphale, et surtout Bataille, avait mis en lumière le lien entre la souveraineté et une vie exposée à un extrême transgressif. Ils auraient compris et esthétisé par erreur comme étant radicalement individuel ce qui constitue le cœur du bio-pouvoir européen: les mécanismes par lesquels une vie nue est détachée de formes de vie mobilisées: des corps malades, fous, criminels, étrangers – du matériel internable.

Depuis 1968, l'environnement borné et fermé, qui offrait encore à Baudelaire les coulisses d’un monde d’employés à venir, a explosé. L'éveil militant de 1966-67 a multiplié les formes de vie, imposé des divergences. Le projet universel du socialisme qui y était lié a été annulé pour diverses raisons. Le régime postfordiste de capitalisme biopolitique impérial (pour le nommer avec un substantif monstrueux) qui est ainsi apparu mobilise simultanément de nombreux mécanismes de mise à profit et de disciplination que l’histoire a déjà montrés.

Et maintenant? Peut-être, pour le moment, développer davantage l'amour du mélodramatique. Parce qu'il traite de l'incapacité d'intervenir dans la catastrophe. Voilà une autre passion dont pourrait s'occuper la gauche. Je m'adresse donc à la gauche: comment se reproduit le pouvoir dans les pratiques de libération? Sujet passionnant. Le mélodrame utilise le grand sentiment du IL-EST-TROP-TARD, le revirement était possible, mais l'occasion est passée, musique, grand sentiment mélancolique de perte qui ne produit pas de conséquences ni n'est déplorée, mais qui est intériorisée. Et toujours le départ filmé au ralenti: "If only you could have recognized what was always yours." Bien que le revirement ait été possible, le malheur, la séparation sociale, l'accident, la mort, la bassesse ont suivi leur cours. Et, en même temps, le mélodrame promet le revirement soudain, le bonheur, la possible arrivée soudaine d'une nouvelle ère, d'un autre destin. Dans ce sens, le mélodrame est messianique. Tout comme il est capitaliste, faisant le trafic de la grande promesse: tu peux y arriver, mais non, finalement non. Et les larmes coulent alors pendant le générique du mélodrame, pour se réconcilier avec la passivité sociale, avec la souffrance, avec l'incapacité d'action. Mais elles coulent aussi à cause du sentiment passionné de ressentir le lien entre la vie quotidienne et le pouvoir. C'est la naissance de la révolutionnaire qui pleure. C'est ici que commence la mémoire de Fassbinder, qui voulait croiser le grand sentiment, la déception, la trahison et la critique sociale. Un peu maniaque et répétitif. On l'admet. Début de la projection. Larmes. Fin (début).


[1] NdT: allusion au "Nouveau Centre", le quartier des institutions gouvernementales berlinoises, et à la situation au sein de la "République de Berlin" après la réunification allemande.

[2] NdT: "Deutschland sucht den Superstar" ("L'Allemagne cherche la superstar") est l'équivalent de "Star Academy".

Katja Diefenbach

biography

Julie Bingen (translation)

biography

languages

Deutsch English Français

transversal

precariat